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Le lendemain matin, lorsque Rocannon et Kyo s’apprêtèrent à monter sur le coursier à zébrures grises, Yahan, qui le tenait par la bride, leur donna ce conseil : « Attention à lui aujourd’hui, Olhor. » Le destrier sembla acquiescer par une toux et un long grognement, aussitôt répétés par la monture grise de Mogien.

« De quoi souffrent-ils ?

— De la faim ! dit Raho, serrant fortement la bride à son coursier blanc. Ils se sont rassasiés des hérilor de Zgama, mais depuis que nous traversons cette plaine il n’y a plus de gros gibier et ils ne font qu’une bouchée de ces voletailles qu’on trouve par ici. Serrez bien votre ceinture sur votre manteau, seigneur Olhor… si le vent l’amenait à portée des mâchoires de votre destrier, il ferait de vous son dîner. »

Avec ses cheveux bruns, Raho avait aussi une peau brune qui témoignait de l’attrait qu’avait exercé une de ses grands-mères sur un noble angyar ; il était plus brusque et plus porté à la raillerie que ne le sont généralement les médiants. Mogien ne le réprimandait jamais, et la rudesse de Raho n’enlevait rien à la fidélité passionnée qu’il portait à son seigneur.

Atteignant tout juste l’âge mûr, il ne cachait pas qu’il voyait dans ce voyage une vaine aventure, mais il était non moins évident qu’il n’avait jamais eu d’autre pensée que d’accompagner son jeune seigneur pour affronter avec lui tous les périls.

Yahan passa à Rocannon les rênes de son destrier et se jeta en arrière pour l’esquiver, car il bondissait en l’air comme un ressort libéré. Pendant toute la journée les trois coursiers, déchaînés et infatigables, volèrent à tire-d’aile vers les terrains de chasse qu’ils sentaient vers le sud – par l’odorat ou par intuition ; un bon aquilon les poussait. Tapissées de forêts, les premières collines prenaient une teinte toujours plus sombre et se détachaient avec de plus en plus de netteté au pied des montagnes, barrière aux formes flottantes. De temps à autre on voyait des arbres sur la plaine, des bouquets ou des bosquets formant comme des îlots sur la mer de hautes herbes qui commençait à se soulever. Les bosquets s’épaissirent en forêts coupées par de vertes prairies. Avant le crépuscule les voyageurs se posèrent près d’un petit lac envahi de roseaux au milieu de collines boisées. D’une main rapide et délicate, les deux médiants déchargèrent les destriers de leurs fardeaux et harnais, puis s’effacèrent pour les laisser prendre leur essor. Ils s’envolèrent à toute allure en hurlant, déployant largement les ailes, et tous trois disparurent en différentes directions au-dessus des collines.

« Ils reviendront quand ils se seront nourris, dit Yahan à Rocannon, ou quand le seigneur Mogien les sifflera.

— Ils ramènent parfois des compagnons – des hippogriffes sauvages », ajouta Raho pour taquiner Rocannon, le novice.

Mogien et les médiants se dispersèrent pour chasser la voletaille ou tout autre proie ; Rocannon arracha quelques grosses racines de peya et les mit à rôtir enveloppées de leurs feuilles dans les cendres du feu de camp. Dans toute région, il savait s’arranger de ses ressources, et il y prenait plaisir. Ces journées de longs vols entre l’aube et le crépuscule, de faim constante toujours plus ou moins insatisfaite, de sommeil sur la dure dans le vent printanier, tout cela l’avait allégé à l’extrême du poids de la matière, et l’avait rendu réceptif à toute sensation, aux plus subtiles impressions.

S’étant levé, il vit Kyo debout au bord du lac, pas plus grand et presque aussi frêle que les roseaux qui y poussent jusque assez loin de ses rives. Il regardait les montagnes qui dressaient leur masse grise vers le midi, rassemblant autour de leurs cimes tous les nuages du ciel, tout le silence de la nuit. S’approchant de lui, Rocannon vit dans son visage une expression à la fois avide et désolée. Sans se retourner, il dit de sa petite voix hésitante :

« Olhor, tu as retrouvé le bijou.

— J’essaie de m’en déposséder, mais je n’y parviens pas, dit Rocannon avec un bon sourire.

— Là-haut, dit le Fian, il faudra donner davantage que de l’or et des pierres… Que donneras-tu, Olhor, là-bas, dans les lieux froids, les hauts lieux gris ? Le feu, puis le froid… » Rocannon l’entendait parler et le regardait, mais sans voir ses lèvres remuer. Il fut parcouru d’un frisson et ferma une porte dans son esprit, pour couper le contact avec un étrange sixième sens et retrouver son moi humain, son identité. Au bout d’une minute, Kyo se tourna vers lui et lui parla avec sa sérénité, son sourire, sa voix habituels :

« Il y a des Fiia au-delà de ces collines, au-delà des forêts, dans de vertes vallées. Chez nous on aime les vallées, même par ici, on aime le soleil et les endroits bas situés. Peut-être verrons-nous leurs villages dans quelques jours. »

Rocannon annonça la chose aux autres, et ce fut pour eux une excellente nouvelle. « Je désespérais de trouver par ici des êtres doués de parole, dit Raho. C’est tout de même un peu fort qu’une terre aussi riche soit déserte.

— Elle n’a pas toujours été déserte, dit Mogien, regardant un couple de kilar semblables à des libellules danser au-dessus du lac telles des améthystes ailées. Mes ancêtres l’ont traversée, il y a bien longtemps ; c’était avant le temps des héros, avant que fussent construits Hallan et le château des Hauts de Oynhall, avant que Hendin frappât son maître coup ou que Kirfiel mourût sur le coteau d’Orren. Nous sommes venus du midi dans des bateaux à têtes de dragon et nous avons trouvé en Anginie des sauvages à face blanche qui se terraient dans les bois et les grottes marines. Tu connais la chanson, Yahan – le lai d’Orhogien…

Sur les ailes du vent, foulant les steppes, glissant sur les flots, vers l’étoile Brehen comme va Lioka…

« Lioka va du sud au nord. Et la chanson conte les batailles que nous avons livrées et gagnées contre les Olgyior, chasseurs sauvages, seuls hommes de notre race en Anginie ; car nous ne formons qu’une seule race, celle des Liuar. Mais la chanson ne dit rien de ces montagnes. C’est une vieille chanson ; peut-être le début en est-il perdu. Peut-être mes ancêtres venaient-ils de cette contrée. C’est un beau pays – des bois pour la chasse, des collines pour les troupeaux, des hauteurs pour les forteresses. Et pourtant la région paraît inhabitée aujourd’hui… »

Cette nuit-là, Yahan ne joua pas de sa lyre aux cordes d’argent ; et tous dormirent d’un sommeil inquiet, peut-être parce que les destriers n’étaient plus là et qu’un silence de mort pesait sur les collines comme si aucun être vivant n’osait, la nuit, y risquer le moindre mouvement.

Jugeant trop marécageux le campement près du lac, l’expédition en repartit le lendemain pour une étape tranquille, avec de fréquents arrêts pour chasser ou cueillir des herbes fraîches. Au crépuscule les voyageurs arrivèrent sur un sommet de colline bombé et comme bosselé ; ses herbes paraissaient recouvrir les fondations d’un bâtiment en ruine. Il n’en restait rien mais on pouvait localiser – ou en deviner l’emplacement – ce qui avait été, en des temps si reculés qu’il n’en subsistait aucune légende, la cour d’envol d’une petite forteresse. Ce fut là que l’on fit halte ; les destriers trouveraient aisément ce nouveau bivouac à leur retour.

Rocannon veilla tard dans la longue nuit. Seule des quatre lunes brillait la petite Lioka, et le feu était éteint. On n’avait pas organisé de guet. Mogien était debout à quatre ou cinq mètres, immobile, haute silhouette vaguement dessinée à la lueur des étoiles. Rocannon le regardait avec des yeux lourds de sommeil, se demandant pourquoi son manteau le faisait paraître si grand et si étroit d’épaules. Il y avait là quelque chose d’anormal. Le manteau des Angyar s’évasait aux épaules comme un toit de pagode, et même sans manteau Mogien avait un tour de poitrine remarquable. Pourquoi Rocannon le voyait-il si grand, si voûté et si maigre ?