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Le visage surmontant ce corps se tourna lentement, et ce n’était pas le visage de Mogien.

« Qui est là ? » demanda Rocannon, se levant d’un bond. En entendant sa voix empâtée rompre le silence de la nuit, Raho s’assit, jeta autour de lui un regard circulaire, empoigna son arc et se leva péniblement. Derrière la haute silhouette quelque chose remua légèrement – une autre silhouette semblable à la première. En un large cercle, sur les ruines couvertes d’herbe, de hautes formes élancées, silencieuses, revêtues de lourds manteaux, se tenaient debout la tête courbée dans la nuit étoilée. Au milieu d’elles, près des cendres froides de leur feu, il ne restait plus que Rocannon et Raho.

« Seigneur Mogien ! » cria Raho.

Pas de réponse.

« Où est Mogien ? Qui êtes-vous ? Parlez… »

Toujours pas de réponse, mais, lentement, les créatures commencèrent à avancer. Raho encocha une flèche. Toujours muettes, les hautes silhouettes se déployèrent étrangement, leurs manteaux s’ouvrant d’un mouvement rapide, et elles attaquèrent de partout, en sautant très haut et comme au ralenti. Lutter contre elles, c’était pour Rocannon lutter contre un rêve – ce ne pouvait être qu’un rêve ; leur lenteur, leur silence, tout cela était irréel, et il ne sentait pas les coups qu’elles lui portaient. Il est vrai qu’il portait sa combinaison. Il entendit Raho crier désespérément : « Mogien ! » Les assaillants avaient écrasé Rocannon sous leur poids, sous la force du nombre, et, avant qu’il pût tenter de se dégager, il fut enlevé en l’air, la tête en bas, d’un mouvement rapide qui lui donna la nausée. Comme il se tortillait pour essayer de se libérer des nombreuses mains qui le tenaient, il voyait les collines et les bois qui, à la clarté des étoiles, oscillaient et dansaient au-dessous de lui, bien loin. La tête lui tourna et il s’agrippa des mains aux membres frêles des créatures qui l’emportaient. Il en avait une quantité autour de lui ; elles le tenaient solidement et l’air était plein du battement de leurs ailes noires.

Ce fut un vol interminable. Parfois encore Rocannon faisait un effort pour se réveiller de ce cauchemar : cette peur sans rémission, ces voix qui faisaient entendre de doux sifflements autour de lui, le dur effort des multiples battements d’ailes qui le ballottaient sans répit. Et puis tout à coup ce vol heurté se transforma en une longue descente planée. Il vit défiler à une vitesse effroyable les premières lueurs du levant, et le sol s’incliner à sa rencontre ; alors les nombreuses mains qui le tenaient avec une douce fermeté le lâchèrent, et il tomba. Rocannon était indemne mais trop en proie à la nausée et au vertige pour faire l’effort de s’asseoir ; étalé par terre, il regarda autour de lui.

Sous son corps un carrelage d’une surface plane et polie. À sa gauche et à sa droite des murs que l’aube teignait d’argent, hauts, droits, nets comme s’ils étaient taillés dans l’acier. Derrière lui un vaste dôme ; devant lui, à travers une porte sans voussure, une rue de maisons argentées, sans fenêtres, parfaitement alignées, toutes identiques, perspective géométrique d’une grande pureté dans la clarté sans ombres du petit jour. C’était une vraie cité, non pas un village de l’âge de pierre ou une forteresse de l’âge de bronze, mais une grande cité, austère et grandiose, puissante et tracée au compas, produit d’une haute technologie. Rocannon s’assit, encore tout étourdi.

À mesure que le jour se levait il distingua certaines formes, comme de grands paquets dans la cour mal éclairée où il se trouvait. À l’extrémité d’un de ces paquets, un éclat doré. Ce fut pour Rocannon un choc qui le fit sortir de son état d’hypnose : ces cheveux blonds, ce visage brun, c’étaient ceux de Mogien, et ses yeux ouverts regardaient le ciel sans cligner.

Ils étaient tous là dans le même état, rigides, les yeux ouverts. Le visage de Raho était hideusement convulsé. Kyo lui-même auquel sa fragilité avait semblé conférer une sorte d’invulnérabilité, gisait immobile et ses grands yeux reflétaient le ciel pâle.

Et pourtant ils respiraient, sur un rythme lent et calme, avec de longues pauses ; Rocannon mit son oreille sur la poitrine de Mogien et écouta ses lentes pulsations, comme un bruit faible et lointain.

Entendant l’air siffler derrière lui, il se tapit à terre instinctivement et s’immobilisa comme les corps paralysés gisant à ses côtés. On le tourna sur le dos et il vit un visage : un grand visage long, beau, ténébreux, avec une tête chauve dépourvue même de sourcils. Entre de larges paupières sans cils brillaient des yeux d’or pur. La bouche, petite et délicatement ciselée, était close. Les mains, avec leur douce fermeté, se portèrent à sa mâchoire pour lui maintenir la bouche ouverte. Une seconde créature se pencha sur lui ; il toussa et s’étrangla tandis qu’on lui versait quelque chose dans le gosier – une eau chaude, écœurante, éventée. Les deux créatures le relâchèrent. Il se leva, cracha et dit : « Je n’ai besoin de rien, laissez-moi. » Mais elles lui avaient déjà tourné le dos. Elles se penchaient sur Yahan, l’une lui maintenant la bouche ouverte, l’autre y versant une gorgée d’eau d’un long vase argenté.

Elles étaient très grandes, très élancées, semi-humanoïdes ; leurs membres fermes et délicats ne se mouvaient sur le sol qu’avec lenteur et maladresse car ce n’était pas leur élément. Leur poitrine étroite saillait entre les muscles qui reliaient à leurs épaules de longues ailes veloutées s’incurvant sur leur dos où elles faisaient comme une cape grise. Les jambes étaient minces et courtes, la tête noble, ténébreuse, semblait inclinée en avant par la saillie supérieure des ailes.

Le Guide de Rocannon gisait au fond des eaux brumeuses du détroit, mais sa mémoire lui lançait ce cri : Espèce non confirmée IV ? Grands humanoïdes censés habiter de vastes cités (?). Et c’est lui qui avait la chance d’en confirmer l’existence, d’être le premier à découvrir une nouvelle espèce, une haute culture, un peuple appelé à devenir membre de la Ligue. La beauté nette et précise de son architecture, la charité impersonnelle des deux grandes figures angéliques qui distribuaient de l’eau, leur silence royal, tout cela lui en imposait. Jamais sur aucun monde il n’avait vu une race semblable. Il s’approcha de ceux qui donnaient de l’eau à Kyo et leur demanda courtoisement, d’un ton mal assuré : « Parlez-vous la Langue Commune, seigneurs ailés ? »

Sans l’écouter, ils s’avancèrent vers Raho de leur pas léger et un peu bancal et versèrent de l’eau dans sa bouche grimaçante. L’eau en rejaillit et lui coula sur les joues. Ils passèrent à Mogien, et Rocannon les suivit. « Écoutez-moi ! » dit-il, leur barrant la route. Mais il n’en dit pas davantage. Il lui vint à l’esprit que les grands yeux dorés, ô cruelle déception, étaient aveugles, que ces anges étaient frappés non seulement de cécité mais de surdité. Car il n’obtenait d’eux ni une réponse ni un regard ; ils s’éloignèrent, hautes silhouettes aériennes que leurs ailes soyeuses enveloppaient du cou jusqu’aux talons. Avec douceur, la porte se referma sur eux.

Se ressaisissant, Rocannon se pencha sur chacun de ses compagnons ; il espérait qu’un antidote contre la paralysie était en train d’agir. Mais il ne constata aucun changement. C’était toujours la même respiration lente, le même battement cardiaque affaibli – sauf pourtant chez Raho : sa poitrine était immobile, et froid son visage pitoyablement convulsé. Ses joues étaient encore humides de l’eau qu’on lui avait donnée.