Chez Rocannon, la colère succéda à la vénération émerveillée. Pourquoi les anges les traitaient-ils, lui et ses amis, en fauves capturés ? Quittant ses compagnons, Rocannon partit à grands pas ; ayant traversé la cour, il franchit le portail pour s’engager dans la rue de cette cité fabuleuse.
Rien ne bougeait. Toutes les portes étaient fermées. Hautes et sans fenêtres, les façades argentées se succédaient dans le silence du soleil levant.
Rocannon compta six croisements avant d’arriver à l’extrémité de la rue : un mur. Haut de cinq mètres, il s’étendait dans les deux sens, sans solution de continuité. Rocannon s’abstint de longer la rue périphérique pour y chercher une porte ; il pensait qu’il n’y en aurait pas car c’eût été sans objet pour des créatures ailées. Il reprit la rue radiale pour regagner le bâtiment central dont il était parti, le seul qui se distinguât, par sa forme et par sa hauteur plus grande encore, des hautes maisons argentées géométriquement alignées. Il rentra dans la cour. Toutes les maisons étaient closes, propres et désertes les rues, vide le ciel, et le silence n’était rompu que par le bruit de ses pas.
Il frappa de grands coups sur la porte située au fond de la cour. Pas de réponse. Il la poussa et elle s’ouvrit.
Il régnait à l’intérieur une chaude pénombre et comme une douce agitation susurrante, dans une atmosphère de cathédrale. Une haute silhouette s’approcha de Rocannon et s’immobilisa à côté de lui. Dans le rai de soleil matinal qu’il avait laissé entrer par la porte, il vit les yeux jaunes de l’ange se fermer et se rouvrir lentement. C’était la lumière solaire qui l’aveuglait. C’est la nuit seulement que ses semblables pouvaient voler en dehors de leur cité ou en parcourir les rues argentées.
Devant ce regard insondable, Rocannon prit une attitude bien connue des ethnologues chargés de la prospection des mondes étrangers, attitude emphatique et réceptive destinée à ouvrir, en quiconque, le flux de la communication humaine, et il demanda en galactique : « Qui est votre maître ? » Prononcée avec la solennité voulue, c’est une question qui ne reste généralement pas sans réponse. Aucune réaction cette fois. L’ange dirigea son regard droit sur Rocannon, cligna des paupières avec une impassibilité qui ne pouvait pas être seulement du dédain, ferma les yeux et resta immobile, selon toute apparence profondément endormi.
Les yeux de Rocannon s’étaient habitués à la pénombre et il voyait maintenant sous les voûtes de l’édifice, dans sa chaude atmosphère, de longues rangées de figures ailées formant parfois des groupes ou des noyaux agglomérés ; il y en avait des centaines, toutes immobiles, les yeux fermés.
Il s’avança parmi elles, et elles ne bougèrent point. Sur Davenant, sa planète natale, il avait jadis parcouru un musée rempli de statues ; il était enfant et devait lever la tête pour regarder les visages immobiles des anciens dieux hainiens.
Prenant son courage à deux mains, il s’approcha d’un ange et lui toucha le bras. Les yeux dorés s’ouvrirent, le beau visage s’abaissa sur lui, ténébreux. « Hassa ! » dit l’ange, puis, s’inclinant rapidement, il planta un baiser sur l’épaule de Rocannon, s’éloigna de trois pas, rajusta la cape formée par ses ailes et resta figé, les yeux clos.
Rocannon, voyant qu’il ne pouvait rien en tirer, continua son chemin. En tâtonnant, il traversa la pénombre de l’immense édifice jusqu’à une porte située à l’autre extrémité, s’ouvrant depuis terre jusqu’au haut plafond. De l’autre côté il faisait un peu plus clair, de minuscules œils-de-bœuf laissant filtrer du toit un poudroiement de lumière dorée. De part et d’autre les murs s’infléchissaient pour s’élever jusqu’à une voûte étroite. Apparemment, c’était un passage circulaire entourant le dôme central, cœur d’où la cité rayonnait. Le mur intérieur était magnifiquement décoré d’un motif intriqué de triangles et d’hexagones entremêlés montant jusqu’à la voûte, Rocannon sentit se réveiller son enthousiasme d’ethnologue devant l’énigme que lui posaient d’aussi éminents architectes. Tout était parfait en ce vaste édifice, le poli des surfaces, la précision du moindre joint ; à une conception splendide répondait une réalisation impeccable. Ce ne pouvait être que le produit d’une haute civilisation. Mais jamais il n’avait vu une telle apathie en une race hautement civilisée.
Pourquoi les avait-on amenés ici, lui et ses compagnons ? Silencieux, angéliques, arrogants, ces êtres avaient-ils voulu sauver les voyageurs de quelque péril nocturne ? Ou bien faisaient-ils leurs esclaves de certaines autres espèces ? En ce cas n’était-il pas étrange qu’ils n’eussent pas paru s’étonner de le voir immunisé contre leur agent paralysant ? Peut-être communiquaient-ils entièrement sans paroles ; mais Rocannon était porté à croire qu’en ce palais extraordinaire tout ce qu’il voyait s’expliquait par le fait que les anges étaient doués d’une intelligence hors des limites humaines. Il poursuivit son exploration et découvrit dans le mur intérieur du passage circulaire une troisième porte, si basse, celle-là, qu’il dut se baisser pour la franchir, ce qu’un habitant de ces lieux ne pouvait faire qu’en rampant.
Il retrouva une pénombre chaude, jaunâtre, embaumée, mais animée cette fois d’un doux et continuel murmure de voix susurrantes et des mouvements légers d’innombrables corps et d’ailes traînantes. Autour du mur, une longue rampe s’élevait en pente douce jusqu’à la base d’un dôme élevé dont le faîte était percé d’un œil doré. On voyait, çà et là, des formes s’agiter sur la rampe et, par deux fois, l’une d’elles, paraissant d’en bas toute petite, déploya ses ailes pour traverser sans bruit la poussière d’or du vaste cylindre. Rocannon s’apprêtait à gagner le pied de la rampe lorsque, d’un point de sa spirale situé à mi-hauteur, il vit quelque chose tomber et s’écraser à terre avec un grand bruit sec. Passant tout à côté, il vit que c’était un corps de petite taille dont les ailes n’étaient pas encore développées ; bien que le crâne eût été fracassé par le choc, il n’y avait aucune trace de sang.
Rocannon poursuivit son chemin obstinément et se mit à gravir la rampe. À dix mètres environ au-dessus du sol, il découvrit une niche triangulaire dans le mur, où se tapissaient d’autres petits anges aux ailes plissées. Ils étaient neuf, groupés régulièrement par trois à intervalles égaux autour d’une grosse masse pâle que Rocannon dut scruter un moment avant de distinguer une tête et des yeux ouverts, vides. C’était un hippogriffe, vivant, paralysé. Les neuf petites bouches délicatement ciselées ne cessaient de s’incliner sur cet animal comme pour le couvrir, sans relâche, de leurs baisers.
Un autre corps s’écrasa à terre et Rocannon, retraversant la salle au pas de gymnastique, ne fit qu’y jeter un coup d’œil en passant : c’était la carcasse desséchée d’un barilor vidé de son sang.
Il franchit le haut passage circulaire richement ornementé et se faufila aussi rapidement et souplement que possible parmi les anges toujours occupés à dormir debout dans la grande salle. Il déboucha sur la cour. Elle était vide. Un blanc soleil dardait ses rayons obliques sur le dallage. Ses compagnons avaient disparu. On les avait emmenés sous le dôme pour les donner en pâture aux larves, qui allaient les vider de leur sang.