« Pourquoi es-tu revenue ? » grogna-t-il, portant un instant sur elle ses yeux bouffis, puis détournant son regard. Sa chevelure, d’un blond ardent dans sa jeunesse, avait perdu sa flamme, et il n’avait plus sur le crâne que quelques mèches grises emmêlées. « Le jeune Halla ne t’a pas épousée et tu reviens piteusement à la maison ?
— Je suis l’épouse de Durhal. Je viens chercher ma dot, mon père. »
L’ivrogne grogna de dégoût ; mais elle se rit de lui si gentiment qu’il dut de nouveau tourner son regard vers elle, non sans un tressaillement douloureux.
« Est-il vrai, mon père, que ce sont les Fiia qui ont dérobé le collier Œil de la mer ?
— Comment pourrais-je le savoir ? Vieille histoire. Perdu avant ma naissance, je crois. Une naissance dont je me serais bien passé. Demande aux Fiia, si tu veux savoir. Va les trouver, va retrouver ton mari, mais laisse-moi tranquille. Il n’y a pas de place à Kirien pour les filles, pour l’or et pour tout le reste. Ici, c’en est fini de toute cette histoire ; tout s’écroule, le château est vide. Les fils de Leynen sont tous morts et tous leurs trésors perdus. Va ton chemin, ma fille ! »
Gris et bouffi comme l’araignée qui tisse sa toile dans les demeures en ruine, il tourna le dos à sa fille pour se diriger d’un pas chancelant vers les caves où il se protégeait de la lumière du jour.
Menant par la bride le coursier ailé de Hallan, Semlé quitta sa maison natale, descendit la colline, traversa le village des médiants, qui la saluèrent avec un respect morose, poursuivit sa route à travers des champs et des pâturages où paissaient les grands hérilor à demi sauvages aux ailes rognées, et parvint à une vallée verte comme une jatte peinte et regorgeant de soleil. Dans le creux de la vallée se nichait le village des Fiia, et, tandis qu’elle descendait vers lui, menant toujours son destrier par la bride, ces petits êtres fluets jaillissaient de leurs huttes et de leurs jardins pour accourir vers elle en riant et en criant de leurs voix faibles et grêles.
« Salut, Épouse de Halla, Dame de Kirien, Reine des vents, Semlé la Belle ! »
Ils lui donnaient des noms ravissants et doux à son oreille ; ils riaient de tout ce qu’ils disaient, et ce rire ne la gênait pas – parler et rire, c’était là leur nature. Elle les dominait de sa haute taille, immobile dans son manteau bleu au milieu de leur accueil tourbillonnant.
« Salut, Fiia, amis de la lumière et du soleil, amis des hommes ! »
Ils la conduisirent au village et la firent entrer dans une de leurs maisons bien aérées ; une volée d’enfants l’escortait. Il était impossible de donner un âge à un Fian adulte ; Semlé avait même de la peine à distinguer ces petits êtres les uns des autres tandis qu’ils s’affairaient, avec la rapidité des phalènes tournoyant autour d’une bougie, à identifier tel ou tel interlocuteur. Il lui sembla pourtant que l’un d’entre eux lui parla un moment tandis que les autres nourrissaient et choyaient son destrier, apportaient à la jeune femme de l’eau à boire et des jattes de fruits cueillis aux petits arbres de leurs vergers.
« Jamais de la vie ! s’écriait le petit homme. Ce ne sont pas les Fiia qui ont dérobé le collier des seigneurs de Kirien. Qu’ont-ils besoin d’or, noble dame ? Nous avons le soleil en année chaude, et en année froide le souvenir du soleil ; le seul or que nous aimions, c’est celui des fruits, des feuilles à l’arrière-saison, et de votre chevelure, dame de Kirien.
— C’est donc un médiant qui a volé ce bijou ? » dit-elle, et le chœur des petites voix fit entendre un long éclat de rire.
« Comment un médiant aurait-il eu cette audace ? Ô dame de Kirien, nul mortel ne sait comment fut volé le bijou merveilleux ! Personne, ni homme, ni médiant, ni Fian, nul parmi les Sept peuples ne saurait vous le dire. Seuls le savent les esprits des morts. Il y a bien longtemps de cela : ce fut lorsque Kirlé la Fière, dont Semlé est l’arrière-petite-fille, se promena seule au bord de la mer, du côté des grottes. Mais peut-être serait-il possible de le trouver chez les Ennemis du soleil.
— Les Argiliens ? »
Nouvel éclat de rire, plus fort mais nerveux.
« Assieds-toi, Semlé à la chevelure rayonnante, toi qui nous reviens du septentrion. » Elle partagea donc leur repas, et ils furent aussi charmés par ses manières affables qu’elle le fut par celles de ces petites créatures. Mais comme ils l’entendaient répéter qu’elle voulait aller chez les Argiliens pour entrer en possession de son héritage, s’il se trouvait là, ils cessèrent peu à peu de rire et furent de moins en moins nombreux autour d’elle. Elle n’eut plus enfin qu’un Fian à ses côtés, peut-être celui qui lui avait parlé avant le repas.
« Ne va pas chez les Argiliens, Semlé », dit-il, et elle sentit un moment le cœur lui manquer. En abaissant lentement la main sur ses yeux, le Fian avait assombri toute l’atmosphère. Les fruits, dans leur plat, étaient d’un pâle gris cendré ; toutes les jattes d’eau limpide étaient vides.
« Là-bas, dans les montagnes, les Fiia et les Gdemiar se sont séparés. Il y a longtemps de cela, dit le petit être serein. Avant cela, nous ne faisions qu’un. Ils sont ce que nous ne sommes pas, nous sommes ce qu’ils ne sont pas. Pense au soleil, à l’herbe, aux arbres qui portent des fruits, Semlé ; songe que toutes les routes qui vont vers les profondeurs ne vont pas aussi vers les hauteurs.
— Celle que je suis ne monte ni ne descend, aimable amphitryon, elle me mène droit à mon héritage. Je veux aller à lui, où qu’il se trouve, et le ramener chez moi. »
Le Fian s’inclina, en riant faiblement.
Sortie du village, elle monta sur son destrier zébré, et, répondant aux adieux des Fiia, s’éleva dans le vent de l’après-midi et dirigea son vol vers le sud-ouest en direction des grottes qui percent les côtes rocheuses de la mer de Kirien.
Elle appréhendait d’avoir à s’enfoncer profondément dans ces grottes qui forment tunnel pour y trouver ceux qu’elle cherchait : les Argiliens, disait-on, ne sortaient jamais de leurs trous pour aller en plein soleil, et ils craignaient même la Grandétoile et les lunes. Ce fut une longue course ; elle se posa une fois pour laisser son destrier chasser les rats des bois tandis qu’elle mangeait un peu du pain que contenait sa sacoche de selle. Ce pain était devenu dur et sec mais il conservait, malgré son goût de cuir, un peu de la saveur du four familial, si bien qu’elle eut un moment l’illusion, tandis qu’elle le mâchonnait seule dans les forêts du Midi, d’entendre une voix familière et posée, celle de Durhal, et de voir son visage tourné vers elle à la lueur des chandelles de Hallan. Elle rêva un moment, voyant toujours son visage grave aux yeux vifs, imaginant ce qu’elle dirait à Durhal lorsqu’elle reviendrait au château en portant autour du cou la rançon d’un royaume : « Il me fallait un présent digne de mon mari, Seigneur… »
Elle repartit à tire-d’aile, mais, lorsqu’elle atteignit la côte, le soleil s’était couché et sur ses traces plongeait la Grandétoile. Un vent traître s’était mis à souffler de l’ouest et son coursier était las de lutter contre ses assauts, ses rafales, ses sautes subites. Elle le laissa descendre en vol plané sur le sable. Aussitôt, il replia les ailes et se mit en boule sur ses membres épais et légers en émettant un ronron monotone. Semlé serra son manteau autour du cou et caressa l’encolure de l’animal, ce qui eut pour effet de lui faire dresser les oreilles en ronronnant de plus belle. Son chaud pelage était doux au toucher, mais au regard de Semlé ne s’offraient qu’un ciel gris barbouillé de nuages, la mer grise, le sable obscur. Et puis elle vit accourir sur ce sable un petit être sombre… et un autre… tout un groupe, enfin, de ces nabots qui tour à tour couraient, puis s’arrêtaient pour s’accroupir.