Rocannon fit un signe d’assentiment tout en se demandant ce qu’il voulait dire. Le mot « Kièmher, Kièmhrir » n’était en fait qu’un adjectif signifiant agile ou rapide.
Derrière lui Kyo eut un hoquet, s’agita, s’assit. Rocannon se dirigea vers lui. Les petits êtres sans nom observaient tout de leurs yeux noirs attentifs et placides. Yahan sortit de sa torpeur, enfin ce fut Mogien, à qui l’on avait dû administrer une forte dose de l’agent paralysant car il n’avait même pas la force de soulever la main. Un des Kièmhrir montra à Rocannon qu’il pouvait se rendre utile en frottant les bras et les jambes de Mogien ; tout en le frictionnant il lui expliqua ce qui s’était passé et en quel lieu ils se trouvaient.
« La tapisserie, murmura Mogien.
— Vous dites ? » demanda Rocannon, imaginant qu’il n’avait pas encore toute sa lucidité, et le jeune homme murmura :
« La tapisserie, à Hallan – les géants ailés. »
Rocannon se souvint alors de cette tapisserie, qu’il avait contemplée aux côtés de Haldre dans la salle d’honneur de Hallan ; on y voyait des guerriers blonds en lutte contre des créatures ailées.
Kyo regardait les Kièmhrir depuis un moment ; il tendit la main et Truffe Noire se dirigea vers lui en sautillant et mit sa petite main noire sans pouce sur la paume de la longue main fuselée de Kyo.
« Maîtres parleurs, dit le Fian avec douceur. Vous qui aimez les mots, qui en êtes goulus, vous qui êtes sans nom, dont le corps est si leste, et si tenace la mémoire. Vous n’avez donc pas oublié les mots que disent les géants, ô Kièmhrir ?
— Pas oublié », dit Truffe Noire.
Avec l’aide de Rocannon, Mogien se leva ; il était amaigri et avait l’air sombre. Il resta un instant immobile auprès de Raho, dont le visage était horrible à voir dans la blanche clarté du plein soleil. Puis il salua les Kièmhrir et dit, en réponse à Rocannon, qu’il se sentait tout à fait rétabli.
« S’il n’y a pas de portes, nous pourrons tailler dans le mur des prises pour les pieds et l’escalader.
— Sifflez les destriers, Seigneur », murmura Yahan.
Le sifflet à ultra-sons pourrait-il réveiller les créatures se trouvant sous le dôme, c’était là une question trop complexe pour les Kièmhrir et qui, certainement, les dépasserait. Puisque les anges semblaient être à cent pour cent des créatures nocturnes, on décida d’en prendre le risque. Mogien sortit un tuyau attaché par une chaîne sous son manteau et siffla de toutes ses forces ; Rocannon n’entendit rien, mais les Kièmhrir firent une grimace. Moins de vingt minutes plus tard, une grande ombre jaillit au-dessus du dôme, pivota, fila vers le nord, et réapparut bientôt avec une seconde ombre. Toutes deux se laissèrent tomber dans la cour avec de puissants battements d’ailes ; c’était le destrier zébré et la monture grise de Mogien. On ne revit jamais le destrier blanc. Peut-être était-ce celui que Rocannon avait vu sur la rampe montant en spirale dans la pénombre dorée du dôme, jeté en pâture aux larves des anges.
Les Kièmhrir furent effrayés par les hippogriffes. Truffe Noire en perdit presque entièrement sa courtoisie de farfadet car c’est à peine s’il put maîtriser sa panique lorsque Rocannon essaya de le remercier et de lui dire adieu.
« Oh ! volez, Seigneur ! » dit-il pitoyablement, s’écartant des grands pieds griffus des destriers : mieux valait donc abréger les adieux et partir.
À une heure de vol de la ruche géante, près des cendres du dernier bivouac, ils retrouvèrent intacts leur chargement et leur sad – c’est-à-dire les vêtements et les fourrures de rechange qui leur servaient de couvertures. Plus bas sur la colline gisaient trois anges morts et les deux épées de Mogien, dont l’une était rompue près de la garde. Mogien, soudain réveillé, avait vu les géants ailés se pencher sur Yahan et Kyo. L’un d’eux l’avait mordu, ce qui lui avait enlevé l’usage de la parole. Mais il s’était battu contre eux et en avait occis trois avant d’être vaincu par la paralysie.
« J’ai entendu Raho m’appeler. Trois fois il a crié mon nom et je n’ai pu le secourir. » Assis dans l’herbe recouvrant ces ruines qui n’avaient plus de nom et dont il ne subsistait aucune légende, Mogien, son épée brisée sur les genoux, resta silencieux. On fit un bûcher avec des branches et des broussailles, on y posa le corps de Raho, et à ses côtés son arc et ses flèches. Yahan alluma du bois et Mogien enflamma le bûcher. Ils montèrent sur les destriers, Kyo derrière Mogien et Yahan derrière Rocannon, et ils s’élevèrent en spirale au-dessus de la fumée du brasier qui flamboyait au soleil du midi sur une colline, en ce pays de cauchemar.
Longtemps ils virent derrière eux cette mince colonne de fumée dont chaque battement d’ailes les éloignait.
Les Kièmhrir leur avait fait comprendre qu’il leur fallait aller de l’avant et s’abriter la nuit sous peine de subir une nouvelle attaque des insectes géants. Ils se réfugièrent donc, vers le soir, au fond d’une profonde gorge boisée ; un torrent y coulait, ils entendaient le bruit d’une cascade, l’air était humide mais parfumé, et la musique des eaux leur détendait l’esprit. Ils trouvèrent un mets délicat pour le dîner : un certain tardigrade aquatique à grosses écailles. Sa chair est savoureuse mais Rocannon ne put y goûter. L’évolution lui avait laissé des rudiments de poils aux articulations et sur la queue ; c’était un mammifère ovipare, comme beaucoup des animaux de cette planète, comme les Kièmhrir probablement.
« Manges-en si tu veux, Yahan. Moi, je suis incapable d’écailler une bête qui pourrait me parler », dit-il, irrité par la faim. Et il alla s’asseoir auprès de Kyo.
Kyo lui sourit tout en frottant son épaule endolorie. « Si nous pouvions entendre parler tout ce qui vit…
— Dans ce cas, je me laisserais mourir de faim.
— Les plantes sont des créatures vivantes et nous ne les entendons pas », dit le Fian, caressant le tronc rugueux d’un arbre penché sur le torrent. Les conifères commençaient à être en fleur dans le Midi, et dans les forêts flottait une poudre embaumée, le pollen que les plantes confiaient au vent car il n’existait ni petits insectes, ni fleurs à pétales. Sur ce monde sans nom, le printemps était entièrement peint de vert, vert foncé et vert pâle, avec des nuées de pollen doré.
Mogien et Yahan s’endormirent dès la tombée de la nuit, étendus près des cendres chaudes ; pas de feu de peur d’attirer les insectes géants. Comme Rocannon s’y était attendu, Kyo supportait mieux les poisons que ses compagnons ; il resta à bavarder avec Rocannon, dans la nuit, au bord du torrent.
« Tu as salué les Kièmhrir en vieilles connaissances », dit Rocannon, et le Fian répondit :
« Si l’un de nous se rappelle quelque chose dans mon village, tous se le rappellent, Olhor. Nous connaissons tant de contes, de rumeurs, de mensonges et de vérités, et qui pourrait savoir combien ils sont anciens ?
— Pourtant tu ignorais tout des géants ailés. »
Kyo allait-il laisser cette question sans réponse ? Non, car il dit enfin :
« Les Fiia ne se rappellent pas ce qui fait peur, Olhor. Comment le pourraient-ils ? Nous avons choisi. Lorsque nous nous sommes séparés des Argiliens, nous leur avons laissé la nuit, les grottes et l’acier des épées, et nous avons choisi les vertes vallées, le soleil et le bois de nos jattes. C’est pourquoi nous ne sommes que des moitiés d’hommes, et c’est pourquoi nous avons oublié, tant oublié. » Sa voix délicate était plus décidée et plus pressante cette nuit-là qu’elle ne l’avait jamais été, égrenant ses notes cristallines sur le fond sonore du torrent et de la cascade située à l’entrée de la gorge.