« Chaque jour de ce voyage vers le Midi, je retrouve les contes qu’on apprend chez nous tout petit, là-bas dans les vallées d’Anginie. Et je m’aperçois que tous ces contes sont vrais. Mais nous en avons oublié la moitié. Les Goulus-de-mots, les Kièmhrir, ils sont dans les vieilles chansons que nous nous chantons d’esprit à esprit ; mais pas les géants ailés. Les amis, pas les ennemis. Le soleil, et non la nuit. Et moi, je suis le compagnon d’Olhor qui va vers le Midi pour pénétrer dans ses légendes sans porter d’épée. Je chevauche avec Olhor, qui cherche à entendre la voix de son ennemi, qui a traversé la grande nuit, qui a vu dans cette nuit le Monde suspendu comme un bijou bleu. Je ne suis qu’une moitié d’homme. Je ne pourrai pas aller au-delà des collines. Je ne pourrai te suivre dans les hauts lieux, Olhor ! »
Rocannon toucha légèrement l’épaule de Kyo, ce qui l’apaisa aussitôt. Ils restèrent à écouter le bruit du torrent et à observer ses eaux qui reflétaient la lueur grise des étoiles, sous des nuées et des volutes de pollen qu’un vent glacial apportait des montagnes du Midi.
Le lendemain, ils reprirent leur vol et virent par deux fois, en direction de l’est, les dômes et les rues en étoile des villes-ruches. Le soir, à l’étape, ils organisèrent un double guet. La nuit suivante ils campèrent très haut dans les collines ; il tombait une pluie froide et cinglante, qui persista le lendemain. Il se faisait parfois une trouée dans les nimbus, et l’on voyait alors, à l’est comme à l’ouest, surgir des montagnes au-dessus des collines. Encore une étape sur une hauteur, au pied d’un vieux donjon en ruine, toujours avec un tour de garde et toujours sous la pluie, enfin le lendemain, au début de l’après-midi, les voyageurs franchirent un col, et ce fut le soleil ; de là une large vallée allait se perdre au sud vers des lointains brumeux frangés de montagnes.
Ils survolaient cette vallée comme on suit une route, et à droite de ce grand tapis vert se dressaient au loin de hauts pics blancs en rangs serrés. L’air était vif et chargé d’or, et les destriers filaient au soleil comme feuilles au vent. Sur le ruban de la vallée dont le vert tendre était comme émaillé d’arbustes et de bouquets d’arbres d’un vert plus sombre, une mince traînée grise vint à flotter. La monture de Mogien revint en arrière en décrivant un cercle ; Kyo montrait quelque chose à terre : un village vers lequel les hippogriffes plongèrent dans le vent semé d’or, un village ensoleillé niché entre une colline et la rivière, fumant de ses petites cheminées. Un troupeau de hérilor paissait sur les pentes qui le dominaient. Au centre du cercle des petites maisons disséminées, avec leurs échalas, leurs brise-vent et leurs vérandas ensoleillées, se dressaient cinq grands arbres. C’est là que se posèrent les voyageurs ; les Fiia allèrent à leur rencontre, rieurs mais intimidés.
Les habitants de ce village ne pratiquaient guère la Langue Commune et n’avaient pas d’ailleurs pour habitude de parler tout haut. Pourtant c’était un peu se retrouver chez soi que d’entrer dans leurs maisons bien aérées, de manger dans leurs jattes de bois poli, de se réfugier chez eux contre une nature sauvage et les éléments, de jouir un soir de leur riante hospitalité. Étranges créatures, fuyantes, gracieuses, insaisissables : des moitiés d’hommes, ainsi Kyo avait-il caractérisé son espèce. Mais Kyo lui-même ne s’y intégrait plus parfaitement. Les vêtements propres qu’on lui avait donnés le faisaient ressembler aux autres jusque dans ses mouvements et ses gestes, et pourtant il se distinguait très nettement de leur groupe. Était-ce parce que sa condition d’étranger lui interdisait de libres échanges télépathiques avec eux ou parce que l’amitié de Rocannon l’avait transformé, en avait fait un autre être humain, plus solitaire, plus mélancolique, plus complet ?
Les Fiia furent capables de décrire la configuration de cette région. Au-delà de la grande chaîne bordant leur vallée à l’ouest, s’étendait, disaient-ils, un désert ; pour continuer vers le sud les voyageurs devaient suivre la vallée ; longtemps ils auraient les montagnes à l’ouest jusqu’à ce que leur chaîne s’incurvât elle-même vers l’est.
« Trouverons-nous des cols pour la franchir ? » demanda Mogien, et les petits hommes sourirent en disant :
« Certainement, certainement.
— Et au-delà des cols, savez-vous ce que nous trouverons ?
— Les cols sont très élevés et il y fait très froid », dirent les Fiia poliment.
Les voyageurs firent étape deux nuits dans leur village pour s’y reposer. Ils repartirent chargés de pain et de viande séchée pour la route ; les Fiia mettent leur bonheur à donner. Après deux jours de vol ils arrivèrent à un autre village où ils reçurent l’accueil le plus amical ; on eût dit que ce n’étaient pas des étrangers mais des pays longtemps attendus. Lorsque les destriers se posèrent, les hommes et femmes accourus pour les recevoir crièrent à Rocannon, le premier à mettre pied à terre : « Salut, Olhor ! » Il en fut d’abord tout saisi, puis intrigué, même lorsqu’il eut réfléchi que ce mot voulait dire « Errant » et qu’il lui allait comme un gant. Mais n’était-ce pas Kyo, le Fian, qui le lui avait donné ?
Plus tard, après avoir survolé la vallée en une longue et paisible étape, il dit à Kyo :
« Chez toi, Kyo, tu ne portais pas de nom ?
— On m’appelle « berger » ou « petit frère », ou « léger à la course » car j’étais un coureur rapide dans nos concours.
— Mais ce sont là des sobriquets, des descriptions – comme Olhor ou Kièmhrir. Vous êtes très forts pour baptiser les gens, vous autres Fiia. Un homme paraît, et aussitôt vous lui donnez un sobriquet : Seigneur des Étoiles, Porteur-de-glaives, Coiffé-de-soleil, Goulu-de-mots. Je crois que c’est de vous que les Angyar tiennent leur amour des sobriquets. Et pourtant vous n’avez pas de noms.
— Seigneur des Étoiles, Homme-aux-lointains-voyages, Tempes-grises, Porteur-de-joyau, dit Kyo en souriant, ce ne sont pas des noms ?
— Tempes-grises ? Est-il vrai que je grisonne ?… Je ne sais pas exactement ce qu’est un nom. Celui qu’on m’a donné à ma naissance, c’est Gaverel Rocannon. C’est un nom qui ne me décrit pas, mais c’est un nom. Quand je vois une nouvelle sorte d’arbres sur cette terre, je te demande – ou plutôt à Yahan ou à Mogien, puisque toi tu ne me réponds que rarement – quel est son nom. Je ne suis pas tranquille avant de le savoir.
— Eh bien, c’est un arbre ; comme je suis un Fian ; comme tu es… quoi ?
— Mais il faut distinguer les choses, Kyo ! Dans chaque village que nous rencontrons, je demande aux habitants comment s’appellent ces montagnes à l’ouest, cette chaîne au pied de laquelle ils vivent depuis leur naissance jusqu’à leur mort, et l’on me répond : « Ce sont les montagnes, Olhor. »
— Ce sont bien des montagnes, dit Kyo.
— Mais il y en a d’autres… le long de cette même vallée il existe une chaîne plus basse à l’est ! Comment pouvez-vous distinguer une montagne d’une autre, une personne d’une autre, si vous ne leur donnez pas de noms ? »
Les genoux serrés entre ses bras, le Fian contemplait les pics se dressant à l’ouest, illuminés par le couchant. Au bout d’un moment, Rocannon se rendit compte qu’il allait laisser sa question sans réponse.
Les vents tiédissaient et les jours allongeaient à mesure que progressaient l’année chaude et leur voyage vers le Midi. Comme les destriers portaient une double charge, on évitait de les surmener, s’arrêtant fréquemment un jour ou deux pour chasser et laisser chasser ces animaux. Enfin les voyageurs virent les montagnes s’incurver devant eux pour aller se rattacher vers l’est à la chaîne côtière, c’est-à-dire leur barrer la route. Le vert de la vallée n’en gravissait les pentes que jusqu’à une faible altitude, puis c’était du roc nu, et c’est seulement beaucoup plus haut qu’on voyait des taches de vert avec parfois du brun, les vallées alpestres ; ensuite du roc gris, des éboulis ; et enfin le blanc des cimes battues par la tempête, se lançant à l’assaut du ciel.