Les voyageurs atteignirent un village de Fiia, haut perché sur les collines. Un vent glacé soufflait de la montagne sur ses toits frêles, répandant une fumée bleue dans la lumière du couchant et sur ses ombres étirées. Comme toujours, ils furent reçus avec une grâce enjouée, abreuvés d’eau, nourris de viande fraîche et d’herbes servies dans des jattes de bois, tout cela dans la chaleur d’un foyer, pendant que leurs vêtements étaient dépoussiérés et leurs destriers nourris et choyés par de tout petits enfants qui semblaient avoir du vif-argent dans les veines.
Après souper, quatre villageoises dansèrent pour eux, sans musique, avec des mouvements et des pas si légers et rapides qu’elles semblaient désincarnées ; c’était, à la lueur du feu, comme un jeu d’ombre et de lumière aux figures fugaces, insaisissables. Rocannon, souriant de plaisir, se tourna vers Kyo, assis comme d’habitude à ses côtés. Le Fian lui répondit par un regard empreint de gravité, et par ces mots : « Je vais rester ici, Olhor. »
Rocannon réprima sa réaction de saisissement et ne répondit rien. Il continua un moment à regarder les danseuses, les figures que décrivaient à la lumière du feu leurs formes éthérées. Du silence elles semblaient tisser une musique hallucinante. Sur les murs de bois la lumière du feu s’inclinait, vacillait, dansait.
« Il a été prédit que l’Errant choisirait des compagnons. Pour quelque temps. »
Qui avait parlé, lui, Kyo ou sa mémoire ? Il n’aurait su le dire. Ces mots étaient dans son esprit et dans celui de Kyo. Les danseuses se séparèrent et l’on vit leurs ombres monter à l’assaut des murs, et la chevelure dénouée de l’une d’elles s’agiter un moment dans tout son éclat. La danse sans musique était terminée, les danseuses, sans noms comme l’ombre et la lumière, s’étaient immobilisées. Le destin qui avait rapproché Rocannon et Kyo les séparait maintenant, dans la paix des âmes.
8
Sous les ailes, au battement puissant, de son destrier, Rocannon vit un chaotique éboulis de rocs dont la pente se dressait devant lui ; l’hippogriffe l’effleura de la pointe de son aile gauche dans son effort pour s’élever jusqu’au col qui lui faisait face. Rocannon avait tendu sur ses cuisses ses sangles de combat pour se prémunir contre les courants d’air ascendants et les coups de vent qui, parfois, faisaient perdre l’équilibre aux coursiers, et il portait sa combinaison isolante pour se protéger du froid. Derrière lui, enveloppé de tous les manteaux et fourrures qu’ils possédaient à eux deux, Yahan avait pourtant si froid qu’il s’était attaché les poignets à la selle, car il eût craint, sinon, de lâcher prise. Mogien, qui sur son destrier moins chargé avait pris de l’avance, supportait beaucoup mieux que Yahan le froid et l’altitude ; il accueillait avec une âpre joie leur combat contre les hauteurs.
Quinze jours s’étaient écoulés depuis qu’ils avaient quitté le dernier village fian après avoir fait leurs adieux à Kyo. Ils avaient alors commencé à survoler collines et contreforts en direction de ce qui semblait être le col le plus large. Les Fiia n’avaient su leur donner aucune indication sur la route à suivre ; dès qu’on leur parlait de franchir les montagnes, ils se cantonnaient dans un mutisme apeuré.
Les premiers jours, tout s’était bien passé, mais à mesure qu’on gagnait de l’altitude les destriers devenaient plus fatigables, l’air raréfié ne leur procurant pas un oxygène assez riche pour l’effort qu’ils avaient à fournir. Ils montèrent encore, et ce fut le froid et le temps traître de la haute montagne. Dans les trois derniers jours les coursiers n’avaient couvert que quinze kilomètres environ, dirigés à l’aveuglette sur la plus grande partie de cette distance. Les hommes se privaient pour donner à leurs montures un peu de leur viande sèche ; le matin, Rocannon leur avait abandonné tout ce qui restait, car s’ils ne passaient pas le col ce jour-là il leur faudrait redescendre vers les bois pour laisser les animaux chasser et se reposer, et tout serait à recommencer. Ils semblaient être sur le bon chemin, en direction d’un col. Mais des pics dressés à l’est soufflait un terrible vent sec, et le ciel blanchissait, se chargeait. Mogien avait conservé son avance et Rocannon forçait sa monture à le suivre ; car dans cette interminable et cruelle traversée de la montagne, Mogien menait et il suivait. Il avait oublié pourquoi il voulait franchir ces hauteurs, se rappelant seulement qu’il le fallait, qu’il fallait aller vers le sud. Mais pour trouver le courage de le faire il s’en remettait à Mogien. « Je pense que c’est ici ton domaine », avait-il dit au jeune seigneur la veille au soir lorsqu’ils avaient discuté de la marche à suivre ; embrassant du regard leur vaste horizon glacé de pics et de gouffres, de roc, de neige et de ciel, Mogien avait répondu sans hésiter, avec sa belle assurance de grand seigneur : « C’est ici mon domaine. »
Il appelait maintenant Rocannon, qui essaya d’exhorter son coursier tout en scrutant devant lui la montagne à travers ses cils gelés pour découvrir une brèche dans le chaos de ces interminables pentes. Et elle lui apparut soudain ; c’était comme un angle de la planète, la saillie d’un toit gigantesque. Le versant rocheux se déroba et ils survolèrent une vaste étendue blanche, le col. De chaque côté, dans les nuages chargés de neige qui allaient s’épaississant, se dressaient des pics balayés par les vents. Rocannon était assez près de Mogien pour voir son visage impavide et entendre son cri, ce cri de guerre qu’on hurle d’une voix de fausset pour chanter victoire. Il suivit Mogien sur la blanche vallée, sous les blancs nuages. La neige commença à danser autour d’eux ; elle ne tombait pas mais elle dansait, en ce lieu où elle se sentait chez elle, et c’était comme un ballet de flocons secs, vacillants. Affamé, surchargé, le destrier de Rocannon haletait à chaque battement de ses grandes ailes zébrées. Mogien s’était laissé rejoindre pour que ses compagnons ne risquent pas de le voir disparaître dans les nuages, mais il menait toujours.
Il y eut une lueur dorée dans la brume des flocons dansants, et peu à peu cet or se précisa, prit tout son éclat limpide, fluide. Teintés de cet or pâle, les champs de neige plongèrent à pic. Puis, abruptement, la terre se déroba et les hippogriffes se débattirent, tels des noyés, dans un vaste gouffre d’air. Tout en bas, bien loin, se dessinaient nettement de minuscules vallées et lacs, une langue de glacier scintillante, des taches vertes de forêts. La monture de Rocannon cessa enfin de faire des mouvements désordonnés pour se laisser tomber, les ailes dressées, se laisser tomber comme une pierre ; Yahan poussa un cri d’effroi, Rocannon ferma les yeux et se cramponna.
Puis, avec un bruit de tonnerre, les ailes se remirent à battre ; la chute se ralentit, devint un vol plané péniblement freiné, enfin s’arrêta. Le coursier était blotti, tout tremblant, dans une vallée rocheuse. Tout près, la monture grise de Mogien cherchait à se coucher tandis que Mogien sautait à terre, riant, criant : « Nous sommes passés, nous avons gagné ! » Il s’avança vers ses compagnons, son visage brun radieux et triomphant. « Maintenant, Rokanan, mon domaine s’étend sur les deux côtés de la montagne !… Nous nous contenterons cette nuit de cet endroit pour camper. Demain les destriers pourront chasser plus bas, là où il y a des arbres, et nous nous débrouillerons pour descendre à pied. Viens, Yahan. »