Yahan était avachi sur sa selle, incapable de faire un mouvement. Mogien le prit dans ses bras et l’aida à se coucher à l’abri d’un rocher en surplomb. Ils se trouvaient au soleil en cette fin d’après-midi, mais cette bille de cristal luisant au sud-ouest ne donnait guère plus de chaleur que la Grandétoile ; et il soufflait encore un vent glacial. Tandis que Rocannon déharnachait les destriers, le seigneur angyar venait en aide à son serviteur et faisait de son mieux pour le réchauffer. Il n’y avait rien pour faire du feu car ils étaient encore bien au-dessus de la zone des forêts. Rocannon se dépouilla de sa combinaison et la fit revêtir à Yahan sans faire cas de ses faibles protestations apeurées, puis s’enveloppa de fourrures. Hommes et bêtes se tassèrent les uns contre les autres pour se réchauffer, et se partagèrent un peu d’eau et du pain de route donné par les Fiia. La nuit monta des terres estompées qu’ils dominaient. Les étoiles jaillirent, libérées par la nuit, et les deux lunes les plus lumineuses semblaient briller à portée de la main.
Au milieu de la nuit étoilée, Rocannon fut réveillé d’un profond sommeil. Tout était silencieux, glacé. Yahan lui avait saisi le bras et chuchotait fiévreusement ; il lui secouait le bras et chuchotait. Rocannon regarda ce qu’il désignait et, sur le rocher qui les dominait, vit une ombre, quelque chose qui masquait les étoiles.
Comme l’ombre qu’ils avaient vue sur la pampa au nord du continent, c’était vaste et d’une étrange imprécision. Tout en l’observant, il vit les étoiles commencer à jeter une faible lueur à travers cette forme sombre, puis il n’y eut plus d’ombre, la nuit ayant retrouvé sa transparence. À gauche de l’endroit où Yahan et Rocannon avaient cru voir quelque chose, brillait faiblement la lune Héliki à son déclin.
« C’est une illusion, un tour joué par la lune, Yahan, murmura Rocannon. Rendors-toi, tu as la fièvre.
— Non, dit la voix calme de Mogien. Ce n’était pas une illusion. C’était ma mort.
— Non, Seigneur, pas votre mort, c’est impossible ! dit Yahan en s’asseyant, tremblant de fièvre. La preuve, c’est que je l’ai déjà vue, et Olhor aussi, là-bas sur la plaine, lorsque vous n’étiez pas avec nous. »
Appelant à l’aide ce qui lui restait – quelques lambeaux – de sens commun, de pondération scientifique, des souvenirs d’un vieil univers et de ses règles de vie, Rocannon s’efforça de parler avec autorité :
« Tout cela est absurde », dit-il.
Mogien ne fit aucun cas de ces paroles.
« Je l’ai vue sur la plaine, elle me cherchait. Et, par deux fois, dans les collines avant d’arriver au col. Quelle mort serait-ce, sinon la mienne ? Ce ne peut être la tienne, Yahan. Es-tu un seigneur, un Angya ? Portes-tu les deux glaives ? »
Désespéré, fiévreux, Yahan essaya de défendre son point de vue, mais Mogien poursuivit :
« Ce n’est pas la mort de Rokanan, car il va son chemin. On peut mourir n’importe où, mais c’est seulement sur son domaine qu’un seigneur rencontre sa propre mort, celle qui est vraiment la sienne. Elle l’attend en un lieu qui lui appartient, un champ de bataille, un château, le terme d’un voyage. Et c’est ici qu’elle m’attend. C’est de ces montagnes qu’est venu mon peuple, et j’y suis retourné. Mon deuxième glaive s’est rompu au combat. Écoute-moi, ma mort : je suis Mogien, l’héritier de Hallan… Me reconnais-tu maintenant ? »
Le vent glacial et cinglant soufflait sur les rochers. Des formes rocheuses se dessinaient autour d’eux, au-delà desquelles scintillaient les étoiles. Un des destriers s’agita et grogna.
« Tenez-vous tranquilles, dit Rocannon. Tout cela est absurde. Dormez plutôt. »
Mais il ne put ensuite se rendormir profondément et, chaque fois qu’il se réveillait, il voyait Mogien assis contre le flanc de son grand coursier, calme et prêt à tout, embrassant du regard cette terre plongée dans la nuit.
Quand le jour se fut levé, les destriers, libérés, partirent chasser dans les forêts situées plus bas, et les trois hommes commencèrent à descendre à pied. Ils étaient encore très haut, bien au-dessus de la zone boisée, et leur descente ne pouvait se faire sans risques que si le temps restait clair. Mais au bout d’une heure à peine, on vit que Yahan n’était pas en état de faire un tel effort ; il avait trop souffert du froid et était trop épuisé pour une pareille marche, d’autant plus qu’il fallait parfois jouer des pieds et des mains et s’agripper à des rochers. Encore un jour de repos, et il pourrait peut-être, grâce à la combinaison de Rocannon, trouver la force de se remettre en route ; mais il faudrait alors passer une seconde nuit sur ces hauteurs, sans feu, sans abri, sans vivres suffisants. Mogien pesa les risques sans paraître le moindrement s’en émouvoir, et proposa que Rocannon restât avec Yahan sur une corniche abritée et ensoleillée, tandis que lui-même irait reconnaître un itinéraire de descente assez facile pour qu’ils pussent y transporter Yahan, ou, au pis aller, un abri contre la neige.
Après son départ, Yahan, gisant dans un état de demi-stupeur, demanda de l’eau. Leur gourde était vide. Rocannon lui dit de rester tranquille et gravit le versant pierreux jusqu’à une terrasse située environ quinze mètres plus haut et ombragée par un rocher, sur laquelle il vit des plaques de neige étincelante. L’escalade avait été plus dure que prévue, et il dut rester étendu sur la corniche, aspirant, en haletant, l’air vif et coupant, son cœur battant la chamade.
Il entendait un bruit qu’il prit d’abord pour un bourdonnement d’oreilles ; puis, tout près de sa main, il vit un filet d’eau. Il s’assit. Le ruisselet, d’où montait une fine vapeur, contournait la base d’un morceau de neige dure plongé dans l’ombre. Il en chercha la source et vit un trou noir sous le rocher en surplomb – une grotte. C’était là le plus bel abri dont ils pussent rêver, lui disait la partie rationnelle de son esprit, mais elle ne lui parlait qu’en marge d’un trouble flot affectif irrationnel – de panique. Il restait là immobile, en proie à la pire frayeur qu’il eût jamais connue.
Tout autour de lui un soleil sans chaleur brillait sur le roc gris. Les pics montagneux étaient cachés par des escarpements rapprochés, et au sud les basses terres étaient masquées par une mer de nuages. Et là, sur cette sorte de poutre de faîte grise et nue dominant le monde, il n’y avait que lui, Rocannon, et un trou noir dans les rochers.
Le temps passait. Enfin il se leva, enjamba le ruisselet fumant et dit à la présence qui l’attendait, il le savait, dans cet antre obscur.
« Je suis venu. »
Il se fit un mouvement dans les ténèbres et, à l’entrée de la caverne, Rocannon vit apparaître l’homme qui l’habitait.
Comme un Argilien, il était petit et pâle, comme un Fian, il était frêle et avait les yeux clairs : il participait de ces deux espèces sans se ranger dans l’une ni l’autre. Ses cheveux étaient blancs. Sa voix n’en était pas une car c’est à l’esprit de Rocannon qu’elle parlait tandis que ses oreilles n’entendaient autre chose que le faible sifflement du vent ; sans paroles, la voix lui demanda ce qu’il désirait.
« Je ne sais pas », dit tout haut le visiteur, glacé de peur. Mais sa volonté se banda, pour répondre, sans paroles : Je veux aller au Midi pour y rencontrer mon ennemi et l’anéantir.
Le vent sifflait ; le ruisseau tiède gloussait à ses pieds. Avec lenteur et légèreté, l’homme s’effaça devant son visiteur, qui, baissant la tête, pénétra dans la caverne ténébreuse.
Que me donneras-tu en échange de ce que je t’ai donné ?
Que veux-tu de moi, Grand Ancien ?