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Ce que tu as de plus cher et à quoi tu tiens le plus.

Je n’ai rien à moi en ce monde. Que puis-je donner ?

Un être, une vie, une chance ; un œil, un espoir, un retour : peu importe le nom. Mais ce nom, tu le crieras tout haut quand tu auras perdu cela. Me le donnes-tu de plein gré ?

De plein gré, Grand Ancien.

Le silence, le souffle du vent. Courbant la tête, Rocannon sortit des ténèbres. Comme il se redressait, il fut ébloui par les froids rayons d’un soleil rouge qui se levait sur une mer de nuages gris et écarlates.

Yahan et Mogien dormaient serrés l’un contre l’autre sur la corniche inférieure, sous un amas de fourrures et de manteaux ; ils ne firent pas un mouvement tandis que Rocannon effectuait sa descente. « Réveillez-vous », dit-il avec douceur. Yahan se dressa sur son séant, les traits tirés, une expression enfantine sur son visage frappé par les rayons de l’aurore.

« Olhor ! Nous avons cru… que vous aviez disparu… que vous aviez fait une chute… »

Mogien secoua sa crinière jaune pour chasser le sommeil et regarda Rocannon un bon moment. Puis il lui dit d’une voix rauque et douce :

« Sois le bienvenu, Seigneur des Étoiles, notre compagnon. Nous t’attendions ici.

— J’ai vu… j’ai parlé avec… » Mogien leva la main pour interrompre Rocannon.

« Tu es revenu, et je m’en réjouis. Nous partons vers le midi ?

— Oui.

— Bien », dit Mogien. Rocannon trouvait alors parfaitement naturel que Mogien, qui avait si longtemps joué le rôle de chef, lui parlât comme un seigneur d’un rang inférieur à un autre seigneur plus haut placé.

Mogien siffla les destriers, vainement. Ils terminèrent le pain dur et nourrissant des Fiia, et repartirent à pied. La chaleur de la combinaison isolante avait fait du bien à Yahan, et Rocannon tenait à ce qu’il la conservât. Le jeune médiant avait besoin de nourriture et d’un bon repos pour recouvrer ses forces, mais il était maintenant en état de marcher, et il fallait aller de l’avant : ce lever de soleil rougeoyant annonçait du mauvais temps. La descente n’était pas dangereuse, mais lente et fastidieuse. Au milieu de la matinée, un des destriers se présenta, celui de Mogien ; on vit son grand corps gris monter en voletant des forêts que les trois hommes dominaient de très haut. On le chargea des selles, harnais et fourrures – tout ce qui restait maintenant aux voyageurs – et il les accompagna en voltigeant à sa guise au-dessus, en dessous ou à côté d’eux, poussant parfois un miaulement retentissant comme pour appeler son camarade encore occupé à chasser ou à festoyer dans les forêts.

Vers midi ils furent arrêtés par un escarpement faisant saillie sur la montagne comme un bouclier ; impossible de le franchir à moins de s’encorder comme des alpinistes.

« Si tu montes sur ton destrier, Mogien, suggéra Rocannon, tu pourras peut-être découvrir un passage plus facile. Si seulement l’autre coursier pouvait venir. » Il avait le sentiment qu’il fallait agir vite, fuir ce versant gris dénudé et se réfugier parmi les arbres.

« Ce pauvre animal était épuisé quand nous l’avons lâché ; peut-être n’a-t-il encore tué aucun gibier. Le mien était moins chargé pour franchir le col. Je vais voir quelle est la largeur de cet escarpement. Mon destrier est peut-être capable de nous emmener tous trois ensemble à quelques portées de trait. »

Il siffla et sa monture grise, avec cette fidélité et cette soumission qui, chez un aussi puissant carnivore, faisaient encore l’étonnement de Rocannon, tournoya et s’éleva en une gracieuse spirale jusqu’à la saillie rocheuse où on l’attendait. Mogien sauta sur son dos et prit son vol avec un grand cri, sa chevelure étincelante illuminée par les derniers rayons du soleil qui perçaient les nuages.

Le vent âpre et coupant soufflait sans relâche. Yahan se blottit au creux des rochers, les yeux fermés. Rocannon scruta l’horizon ; il pouvait deviner, tout là-bas, un éclat pâlissant, la mer. Ce qu’il fixait de son regard, ce n’était pas le vaste paysage indistinct qui apparaissait et disparaissait au gré de la course des nuages, c’était un point situé au sud-sud-est, un point de l’espace. Il ferma les yeux, écouta, entendit.

C’était un don étrange qu’il avait reçu, dans la caverne, du gardien de sa source tiède, en ces montagnes sans nom, un don qu’il n’avait sollicité qu’à contrecœur. Dans les ténèbres, près de la source profonde aux eaux d’une douce chaleur, il avait appris l’art de faire usage d’un certain sens que les hommes de sa race et les Terriens ont pu voir à l’œuvre et étudier chez d’autres races mais qui leur fait entièrement défaut, mis à part de rares exceptions, de rares éclairs. Se cramponnant à sa formation humaine, il avait eu un mouvement de recul devant cette sorte d’omnipotence mentale que le gardien de la source possédait et offrait de lui conférer. Qu’avait-il appris ? À capter les pensées d’une race d’hommes, d’une espèce humaine, à entendre une voix parmi toutes les voix de tous les mondes – la voix de son ennemi.

Kyo avait commencé à l’initier au langage télépathique ; mais il ne voulait pas connaître les pensées de ses compagnons lorsqu’ils n’étaient pas informés des siennes. Il fallait qu’il y eût un échange mutuel entre des êtres loyaux l’un à l’autre, des êtres qui s’aimaient.

Ceux qu’il voulait espionner, c’était ceux qui avaient tué ses amis et rompu la Paix des Mondes. Assis sur l’éperon granitique d’un pic vierge de tout sentier, il cherchait à capter les pensées d’hommes qui se trouvaient dans certains bâtiments, au cœur d’une région accidentée située quelques milliers de mètres plus bas, à une distance de cent kilomètres. Murmure confus, babil bourdonnant, afflux de sensations et d’émotions lointaines et troubles. Rocannon ne savait pas comment capter une voix parmi d’autres ; leur danse en une multitude de points de l’espace lui donnait le vertige ; il écoutait comme fait un nouveau-né, sans pouvoir distinguer, ordonner. Les yeux et les oreilles que la nature nous a donnés doivent apprendre à voir et à entendre, à reconnaître un visage dans la double image d’un monde à l’envers, reconnaître dans un fouillis sonore un bruit intéressant. Le gardien de la source possédait un don que Rocannon ne connaissait que pour en avoir entendu parler sur une autre planète, celui de libérer le sens télépathique. Il lui avait appris comment le circonscrire et le diriger, mais il n’avait pas eu le temps de lui en enseigner la pratique. Rocannon sentait son cerveau envahi par les milliers de pensées et de sentiments étrangers qui s’y pressaient en foule, et la tête lui tournait. Dans tout cela rien d’intelligible. Les Angyar, profanes en la matière, donnaient à ce sens un nom qui signifie « entendre en esprit ». Mais qu’entendait-il, lui ? Non pas des paroles, mais des intentions, des désirs, des émotions, des phénomènes physiques, affectifs, mentaux diffusés par de nombreux cerveaux, se brouillant et se chevauchant dans son propre système nerveux, de redoutables accès de peur et de jalousie, des courants de satisfaction, des gouffres de sommeil, un déchaînement vertigineux et martyrisant de pensées et de sensations informes. Et, tout à coup, Rocannon sentit jaillir de ce chaos quelque chose de parfaitement net, il eut la sensation d’un contact plus direct que celui d’une main sur sa peau nue. Quelqu’un venait à lui : un homme dont l’esprit avait capté le sien. Cette certitude s’accompagnait d’une frange de sensations plus fragiles : vitesse, situation d’un homme enfermé, curiosité, peur.

Rocannon ouvrit les yeux et les écarquilla devant lui comme pour découvrir le visage de cet être avec lequel il était entré en contact. Il était tout près, Rocannon en était certain, certain aussi qu’il continuait à se rapprocher. Pourtant il ne voyait que le ciel orageux. Quelques petits flocons de neige poudreuse tourbillonnaient au vent. À sa gauche était plantée la grosse masse rocheuse qui leur barrait la route. Sorti de son abri pour le rejoindre, Yahan le regardait d’un air épouvanté. Mais Rocannon ne pouvait le rassurer, car il ne voulait pas se laisser distraire de cette présence qui l’attirait de toutes ses forces, il ne voulait pas rompre le contact.