— Et comment le saviez-vous ?
— Lorsque vous déliriez dans votre sommeil, vous ne cessiez de parler du prix que vous aviez payé le don qu’il vous avait transmis, de ce qu’il vous en avait coûté… Iollt aussi l’avait payé cher… Mais vous, seigneur Olhor, l’avez-vous payé de votre main droite ? demanda-t-elle, subitement intimidée, levant les yeux vers Rocannon.
— Non. J’aurais donné volontiers mes deux mains pour sauver ce que j’ai perdu. »
Il se leva et alla se poster à la fenêtre de sa chambre située dans la tour pour contempler le vaste panorama qui s’étendait entre les montagnes et la mer lointaine. Des hautes collines où se dressait le château de Breygna serpentait une rivière qui s’élargissait et miroitait parmi les coteaux qu’elle traversait, puis disparaissait dans les lointains brumeux où s’estompaient villages, champs cultivés, tours de châteaux forts, pour reparaître plus loin, chatoyante, dans un bleuté orageux où le soleil dardait quelques rayons.
« Jamais, dit-il, je n’ai vu plus beau pays. » Il pensait encore à son ami Mogien, qui, lui, ne verrait jamais ce pays.
« Il a perdu pour moi de son attrait.
— Pourquoi donc, Madame ?
— À cause des Étrangers !
— Racontez-moi cela, Madame.
— Ils sont arrivés à la fin de l’hiver dernier. Beaucoup d’entre eux naviguent dans de grands vaisseaux volants avec des armes qui crachent le feu. Nul ne sait de quelle terre ils viennent ; nos contes n’en font aucune mention. Ils se sont emparés de toute la région située entre la Viarne et la mer. Ils ont tué ou chassé de leurs foyers tous les habitants de huit domaines. Et nous, sur ces collines, nous sommes leurs prisonniers ; nous n’osons même plus descendre jusqu’à nos anciens pâturages. Nous avons commencé par résister aux Étrangers. Mon mari Ganhing a été tué par leurs armes à feu. » Ses yeux se posèrent un moment sur la main brûlée et mutilée de Rocannon ; elle s’interrompit une seconde. « Au… au début du dégel il a été tué, et sa mort n’a pas été vengée. Nous courbons la tête et évitons les terres dont ils sont maîtres, nous les Seigneurs de la Terre ! Et il n’est personne qui puisse faire payer à ces étrangers la mort de Ganhing. »
« Oh ! que ce courroux est doux à mes oreilles ! » pensa Rocannon. Il croyait entendre dans sa voix les trompettes de Hallan, château du temps perdu.
« Ils la paieront, Madame ; ils la paieront très cher. Je sais bien que vous ne m’avez pas pris pour un dieu, mais avez-vous vu en moi un homme comme les autres ?
— Non, Seigneur, dit-elle. Pas tout à fait. »
Les jours passèrent, les longs jours d’un été long comme une année. Les pentes naguère enneigées des pics dominant Breygna avaient pris une teinte bleue, les champs de céréales avaient mûri, avaient été moissonnés, puis de nouveau ensemencés pour une seconde récolte ; Rocannon, un après-midi, s’assit auprès de Yahan dans la cour où l’on procédait au dressage de deux jeunes hippogriffes.
« Je vais repartir pour le Midi, Yahan. Tu resteras ici.
— Non, Olhor ! Emmenez-moi… »
Yahan s’arrêta court. Se rappelait-il cette plage embrumée où sa soif d’aventures l’avait poussé à désobéir à Mogien ? Rocannon lui adressa un large sourire.
« Je m’en tirerai mieux tout seul. De toute façon, je ne serai pas long.
— Mais j’ai juré de vous servir, Olhor. Je voudrais tant vous accompagner.
— Tu n’es plus lié par ce serment parce que nous ne sommes plus les mêmes hommes. Tu avais juré de servir un certain Rokanan de l’autre côté des montagnes. Mais ici il n’existe pas de serfs, ni d’homme appelé Rokanan. C’est à titre d’ami, Yahan, que je te demande de ne pas insister, de ne rien dire à personne de mon départ et de me seller le coursier de Hallan demain au point du jour. »
Loyalement, Yahan, le lendemain matin, attendait Rocannon dans la cour d’envol, tenant par la bride le seul destrier de Hallan qui eût survécu. Il avait gagné Breygna quelques jours après eux, à moitié gelé, affamé. Sa robe grise zébrée avait retrouvé son luisant, et il était fringant, poussant des grognements et se battant les flancs de sa queue.
« Vous portez votre seconde peau, Olhor ? murmura Yahan tout en fixant les sangles de combat sur les jambes de Rocannon. On dit que les Étrangers font feu sur quiconque approche de leurs terres à dos de destrier.
— Oui, je la porte.
— Mais pas d’épée ?
— Non, pas d’épée. Écoute, Yahan, si je ne reviens pas, regarde dans le portefeuille que j’ai laissé dans ma chambre. Il contient une toile avec… avec des marques dessus, et des dessins du pays ; si jamais des hommes de chez moi viennent ici, donne-leur ces choses-là. Le collier s’y trouve aussi. » Son visage s’assombrit et il détourna les yeux un moment. « Donne-le à notre hôtesse, Ganye, dame de Breygna. Si je ne reviens pas pour le lui donner moi-même. Au revoir, Yahan ; souhaite-moi bonne chance.
— Puissent vos ennemis mourir sans descendance », dit Yahan avec véhémence, le visage baigné de larmes ; et il lâcha le destrier. L’animal monta en chandelle dans l’air tiède, le ciel incolore de cette aube estivale, vira avec un grand battement de ses ailes agissant comme des avirons et, ayant trouvé un bon vent du nord, disparut au-dessus des collines. Yahan le suivait des yeux. D’une haute fenêtre de la tour de Breygna, un visage brun et doux regardait aussi ; et ses yeux continuèrent à fixer le point où il avait disparu longtemps après le lever du soleil.
Étrange voyage pour Rocannon ; il allait vers un lieu qu’il n’avait jamais vu et dont il connaissait pourtant l’intérieur autant que l’extérieur d’après les impressions variées de centaines d’esprits différents. Sa nouvelle faculté ne lui faisait pas voir les choses mais lui donnait des sensations tactiles et une perception de l’espace et des relations spatiales, du temps, des mouvements et des positions. Pour s’être entraîné à déchiffrer ces sensations inlassablement pendant des heures et des heures au cours des cent jours où il était resté immobile dans sa chambre du château de Breygna, il avait acquis une connaissance précise, bien que sans support visuel ni verbal, de toute la base ennemie et de chacun de ses bâtiments. En extrapolant à partir de ces sensations directes, il savait ce qu’était cette base, pourquoi elle était là, comment y pénétrer, où trouver ce qu’il voulait y trouver.
La grande difficulté, après cet entraînement intensif et prolongé, c’était de ne plus utiliser cette faculté télépathique en approchant de l’ennemi ; ce sens, il lui fallait l’extirper ou le mettre en veilleuse pour ne plus employer que ses yeux, ses oreilles, son cerveau. L’épisode de l’hélicoptère lui avait appris qu’à faible distance des individus réceptifs pouvaient déceler sa présence, fût-ce de manière imprécise et par une sorte de prémonition. Il avait attiré vers la montagne le pilote de l’appareil comme un poisson pris à l’hameçon, et sans doute cet homme n’avait-il nullement compris quelle force l’avait poussé à aller dans cette direction et à tirer sur les individus qui lui étaient apparus. Au moment de pénétrer dans l’immense base ennemie, Rocannon voulait éviter d’attirer sur lui l’attention de quiconque, car il allait y entrer comme un voleur dans la nuit.
Au coucher du soleil il avait laissé son coursier attaché dans une clairière à flanc de coteau et, après plusieurs heures de marche, il approchait maintenant d’un groupe de bâtiments sur une vaste plaine dénudée de ciment, le spatiodrome. Il n’y avait là qu’une fusée, et elle servait rarement maintenant que tous les hommes et leur matériel étaient en place. On ne fait pas la guerre avec des fusées photiques lorsque la plus proche planète civilisée se trouve à huit années-lumière de distance.