Il atteignit avant l’aube la colline à double éperon où il avait laissé son destrier. Furieux d’être resté attaché toute la nuit sur un si bon terrain de chasse, l’animal le reçut avec un grognement. Rocannon s’appuya sur sa chaude épaule et lui gratta l’oreille en pensant à Kyo.
Lorsqu’il eut repris son souffle, il monta sur le destrier. Il lui demandait simplement de marcher, mais longtemps l’hippogriffe resta accroupi dans la pose du sphinx et refusa de se mettre debout. Lorsqu’il se fut enfin levé en protestant par un grognement modulé, ce fut avec une lenteur désespérante qu’il chemina vers le nord. Champs et collines, villages abandonnés et arbres séculaires commençaient à se dessiner, mais ce fut seulement quand se répandirent au levant les flots de lumière blanche débordant des collines que l’animal voulut bien accepter de voler. Il prit alors son essor, et trouva un bon vent sur lequel il n’eut plus qu’à planer dans la blancheur de l’aurore éclatante. Rocannon se retournait de temps à autre. Il n’y avait rien derrière lui, rien que la nature paisible, et vers l’ouest des nappes de brume sur le lit de la rivière. Il se brancha sur ses ennemis, et, comme toujours, perçut leurs pensées, leurs mouvements, leurs rêves et leurs réveils.
Il avait fait tout son possible. Ça avait été une folie de s’imaginer qu’il pouvait faire quelque chose, lui un homme seul contre un peuple résolu à faire la guerre. Épuisé, remâchant amèrement sa défaite, il chevauchait vers Breygna, son seul refuge. Il avait cessé de se demander pourquoi la Ligue différait si longtemps son attaque. Cette attaque n’aurait pas lieu. On avait vu dans son message un stratagème, un piège. Ou bien, après tout, peut-être ne s’était-il pas rappelé correctement les coordonnées : un chiffre faux, et voilà le message parti pour un néant où il n’y avait ni temps ni espace. Et c’était pour cela que Raho était mort, que Iot était mort, que Mogien était mort : pour son message expédié au néant. Quant à Rocannon, il était condamné à une existence stérile, à un perpétuel exil sur ce monde lointain.
Après tout, c’était sans importance. S’il ne s’agissait que de lui, le destin d’un seul homme était sans importance.
« Sans importance ! » Il revit Mogien lançant ce cri de protestation indignée, et il se retourna une fois de plus comme pour chasser ce souvenir et cette vision insupportables – alors en poussant un cri, il leva son bras mutilé pour faire écran à l’éclat aveuglant du grand arbre de feu blanc cru qui, sans bruit, jaillit de la plaine.
Lorsque suivirent le fracas et le souffle de l’explosion, l’hippogriffe poussa un cri perçant et s’emballa, puis se laissa tomber à terre, épouvanté. Rocannon se dégagea de la selle et se recroquevilla à terre en se prenant la tête dans les mains. Mais ce qu’il ne voulait plus voir, sans y parvenir, ce n’était pas la lumière mais la nuit, la nuit qui obnubilait son esprit, la certitude, qu’il sentait en sa propre chair, de l’annihilation instantanée d’un millier d’hommes. La mort, la mort, la mort partout et toujours, cette mort qui d’un seul coup prenait possession de cet être unique qu’il était, de son corps et de son cerveau.
Il leva la tête, écouta, entendit le silence.
ÉPILOGUE
Porté par le vent, Rocannon arriva à Breygna au coucher du soleil, mit pied à terre et se tint aux côtés de sa monture ; c’était un homme las, grisonnant, baissant la tête. Il fut vite entouré par les habitants du château, aux toisons éclatantes. On l’interrogeait sur le grand embrasement qui s’était produit vers le sud : disaient-ils vrai ces messages venus de la plaine pour annoncer la destruction des Étrangers ? Rocannon trouvait surprenant de les voir se presser autour de lui sachant qu’il détenait la vérité. Il chercha Ganye des yeux. Lorsqu’il vit son visage, il retrouva l’usage de la parole et dit d’un ton heurté : « L’Ennemi est détruit. Vous ne le reverrez jamais. Le seigneur Ganhing est vengé. Vengé aussi mon ami le seigneur Mogien. Et vengé sont tes frères, Yahan ; et aussi ceux que Kyo avait perdus ; et mes amis. Nos Ennemis sont tous morts ! »
Les habitants de Breygna s’effacèrent devant Rocannon, et il entra seul dans le château.
Quelques jours plus tard, dans le bleu limpide d’un crépuscule succédant à des pluies d’orage, il accompagnait Ganye sur la terrasse encore trempée. Elle lui avait demandé s’il allait maintenant quitter Breygna. Il hésita longtemps à répondre.
« Je ne sais pas. Yahan va retourner au Nord, à Hallan, je crois. Il y a ici des garçons qui voudraient faire le voyage par mer. Et la dame de Hallan attend des nouvelles de son fils… Mais moi, je ne suis pas de Hallan. Je ne suis de nulle part en ce monde. Je lui suis étranger. »
Elle avait maintenant une idée de ce qu’était Rocannon. Elle lui demanda :
« Les vôtres ne viendront-ils pas vous chercher ? »
Il caressa du regard ce pays ravissant, la rivière miroitant au loin vers le sud dans le crépuscule d’été.
« C’est possible, dit-il. Dans huit ans. S’ils veulent donner la mort, elle arrive aussitôt, mais la vie va plus lentement… Les miens ? Qui sont-ils ? Je ne suis plus ce que j’étais. J’ai changé ; j’ai bu à la source du Patriarche de la montagne. Et je ne veux plus retourner en un lieu où je pourrais entendre la voix de mes ennemis. »
Marchant côte à côte en silence, ils firent sept pas jusqu’au parapet ; levant alors les yeux vers le rempart des montagnes au bleuté indistinct, Ganye dit à son cavalier :
« Restez ici avec nous. » Rocannon répondit après une courte hésitation :
« Je resterai. Quelque temps. »
Mais ce fut pour le reste de ses jours. Lorsque des vaisseaux de la Ligue furent arrivés sur la planète et qu’une de ses missions venue du Nord et guidée par Yahan parvint à Breygna, Rocannon n’était plus. Les gens de Breygna pleurèrent sa mort. Grande et blonde, portant au cou une grosse pierre bleue sertie dans une chaîne d’or, sa veuve accueillit ceux qui venaient le chercher. Il ne sut donc jamais que la Ligue avait donné à ce monde son propre nom.