Elle les appela. Ils avaient semblé ne pas la voir, et pourtant ils l’entourèrent en un clin d’œil. Ils se tenaient à distance de son coursier ailé, qui avait cessé de ronronner et dont le poil se hérissait légèrement sous la main de Semlé. Elle prit ses rênes en main, heureuse de se sentir protégée par lui mais craignant de sa part, sous l’effet de la nervosité, une réaction effarouchée. Les inconnus les dévisageaient en silence, leurs gros pieds nus plantés dans le sable. Semlé ne pouvait ignorer qui ils étaient : ils avaient la taille des Fiia et, pour le reste, n’étaient que l’ombre, l’envers ténébreux de ces êtres rieurs. Nus, courtauds, raides, cheveux noirs en ficelles et peau d’un blanc grisâtre à l’aspect visqueux comme celle des vers, yeux durs comme le roc.
« Vous êtes les Argiliens ?
— Nous sommes les Gdemiar, et nos maîtres sont les Seigneurs des Royaumes de la Nuit. » Semlé fut surprise d’entendre dire ces paroles pompeuses en une voix aussi forte et caverneuse, qui résonnait dans l’air salin du crépuscule agité des vents ; mais, comme pour les Fiia, Semlé n’aurait su dire au juste qui d’entre eux avait parlé.
« Je vous salue, Seigneurs de la Nuit. Je suis Semlé, native de Kirien, épouse de Durhal, seigneur de Hallan. Je viens chercher mon héritage, le collier appelé Œil de la mer, qui fut perdu il y a bien longtemps.
— Pourquoi le chercher ici, Angya ? Il n’est ici que sable, sel et nuit.
— Parce que les choses perdues sont connues de ceux qui hantent les profondeurs, dit Semlé, qui ne craignait nullement de jouer au plus fin, et que l’or sorti de la terre semble y retourner volontiers. Et parfois, dit-on, un objet revient à qui l’a fabriqué. » Tirant au jugé, Semlé avait frappé juste.
« Il est exact que nous connaissons de nom le collier Œil de la mer. Fabriqué jadis dans nos grottes, il fut vendu par nous aux Angyar. La pierre bleue venait des argilières de nos congénères du Levant. Mais tout cela, c’est bien vieux, Angya.
— Cette vieille histoire, je voudrais bien l’entendre raconter par ceux qui la connaissent. »
Les nabots furent un moment silencieux, apparemment embarrassés. Le vent livide soufflait sur le sable, qui prit une teinte plus sombre quand la Grandétoile se coucha ; le bruit des vagues allait croissant et décroissant. La voix caverneuse se fit entendre de nouveau : « Oui, fille des Angyar. Vous pouvez pénétrer dans notre Royaume des profondeurs. Suivez-nous ! » Le ton de la voix avait changé, s’était fait persuasif. Semlé n’en eut cure. Elle suivit les Argiliens sur le sable, tenant la bride courte à son destrier aux griffes acérées.
À l’entrée de la grotte, entrée béante comme une gueule édentée exhalant une chaleur fétide, un des Argiliens dit : « L’animal volant n’entre pas.
— Si, dit Semlé.
— Non.
— Si, je ne veux pas le laisser ici. Je n’en ai pas le droit, car il ne m’appartient pas. Il ne vous fera pas de mal tant que je le tiendrai par la bride.
— Non », répétèrent les voix caverneuses ; mais d’autres voix se firent entendre, qui disaient : « Comme vous voudrez. » Après un moment d’hésitation, le cortège repartit. On eût dit que l’entrée de la grotte se fermait brusquement derrière eux, tant il faisait sombre sous la pierre. Ils allaient en file, Semlé fermant la marche.
L’obscurité du tunnel s’éclaira, et ils arrivèrent sous un globe de feu blanc pâle suspendu à la voûte. Plus loin, un autre globe, puis encore un autre, et ils étaient séparés par de longs vers noirs formant des guirlandes sous le roc. Plus ils avançaient, plus se rapprochaient les globes de feu, si bien que tout le tunnel brillait d’un éclat vif et froid.
Semlé reçut de ses guides l’ordre de s’arrêter à un embranchement de trois tunnels, tous fermés par des portes qui semblaient être de fer. « Nous allons attendre, Angya », dirent-ils. Huit d’entre eux restèrent avec elle, tandis que trois autres ouvraient une des portes fermées à clef ; lorsqu’ils l’eurent franchie, elle se referma sur eux avec fracas.
Immobile et droite, la fille des Angyar se tenait sous la lumière blanche et crue des lampes ; son destrier se blottissait à ses côtés, agitant par saccades sa queue rayée tandis que ses grandes ailes repliées tressaillaient sans cesse, comme mues par l’impulsion toujours réprimée qui portait l’animal à s’envoler. Derrière Semlé, les huit Argiliens étaient assis sur les talons, échangeant en leur langue des murmures caverneux.
La porte centrale s’ouvrit en tournant sur ses gonds avec un bruit strident. « Que notre visiteuse entre dans le Royaume de la Nuit », cria une voix nouvelle, tonitruante et arrogante. Un Argilien qui portait des vêtements sur son gros corps gris se tenait sur le pas de la porte et lui faisait signe d’entrer.
« Entrez et admirez les merveilles de notre royaume, l’œuvre des Seigneurs de la Nuit. »
Tirant sur les rênes de son destrier, Semlé suivit son nouveau guide en silence. Elle eut à courber la tête pour franchir la porte, faite pour un peuple de nains. Devant elle s’étendait un nouveau tunnel à l’éclairage éblouissant, avec des parois humides étincelant dans la lumière blanche, mais, au lieu d’offrir un chemin pour la marche, son sol supportait deux barres de fer poli placées côte à côte et s’étendant au loin, à perte de vue. Sur les barres reposait une sorte de chariot à roues métalliques. Obéissant aux gestes de son guide, sans aucune hésitation et sans manifester sur son visage le moindre étonnement, Semlé entra dans le chariot avec son destrier, qu’elle fit coucher à côté d’elle. L’Argilien prit place en face de Semlé, puis actionna des barres et des roues. Un grand grincement, le crissement aigu d’un métal sur un autre, et les murs du tunnel se mirent à défiler en une course saccadée. Les parois filaient de plus en plus vite, les globes de feu de la voûte se fondaient en une lueur confuse et l’air chaud de ce tunnel qui sentait le renfermé, devint un vent fétide qui arracha à Semlé le capuchon recouvrant sa chevelure. Enfin le chariot s’arrêta.
À la suite de son guide, la jeune femme gravit des marches de basalte pour pénétrer dans une vaste antichambre, puis dans une salle encore plus vaste creusée dans le roc par des eaux millénaires ou par ces poissons d’argilière qui fouissaient le sol. Cette pièce où n’entrait jamais la lumière du jour eût été plongée dans les ténèbres sans les globes qui l’éclairaient de leur éclat froid et sinistre. En des niches taillées dans les murs tournoyaient sans fin d’énormes lames, qui faisaient circuler l’air. Ce vaste espace clos bourdonnait et résonnait du bruit des sonores voix argiliennes et du grincement, du bruissement strident et trépidant des lames et des roues qui tournoyaient, le tout amplifié par les échos multiples renvoyés par le roc. Là, les Argiliens portaient sur leurs corps trapus des vêtements imitant ceux des Seigneurs des Étoiles – pantalons à double fourchon, bottillons souples, tuniques avec capuchons – mais les rares femmes présentes, des domestiques naines aux mouvements prestes, étaient nues. Parmi les mâles, beaucoup étaient des soldats qui portaient à la hanche des armes dont la forme imitait les terribles lance-feu des Seigneurs des Étoiles, et pourtant Semlé elle-même voyait bien que ce n’était pas autre chose que des massues de fer ayant cette forme. Ce que voyait la jeune femme, c’était sans le regarder. Elle se laissait conduire sans tourner la tête à droite ou à gauche. Lorsqu’elle se trouva devant un groupe d’Argiliens qui portaient de petits bandeaux de fer sur leurs cheveux noirs, son guide s’arrêta, s’inclina et lança d’une voix ronflante :