— Oh ! non, madame », répondit une voix qui lui était désagréable.
Elle ouvrit les yeux, vit une face blanche penchée sur elle, des lèvres avidement ouvertes, des yeux durs comme de petits cailloux. Il lui sembla qu’elle ne pesait plus rien, qu’elle n’avait plus de corps, qu’elle n’était que terreur, une terreur emportée par le vent.
« Nous ne vous ferons aucun mal, entendit-elle dire une ou plusieurs voix lugubres. Mais permettez-nous de vous toucher, madame. Nous aimerions toucher vos cheveux. Permettez-nous de toucher vos cheveux… »
Le chariot rond dans lequel ils se trouvaient vacilla légèrement. Par sa fenêtre, on ne voyait que la nuit déserte – ou une brume ? – rien du tout, peut-être. Une seule longue nuit, avaient-ils dit. Très longue. Immobile, Semlé supporta que ses compagnons caressent sa chevelure de leurs lourdes mains grises. Plus tard, ils s’enhardirent, lui touchèrent les mains, les pieds, les bras, et l’un d’entre eux alla jusqu’à porter les mains à sa gorge : alors elle serra les dents et se dressa ; les nains battirent en retraite.
« Nous ne vous avons pas fait mal, madame ? » Semlé fit non de la tête.
Sur leur invitation, elle s’étendit de nouveau sur le siège qui servait à la ligoter. Une lumière dorée jaillit à la fenêtre. Elle en aurait pleuré de joie si elle ne s’était pas évanouie.
« En tout cas, dit Rocannon, nous savons maintenant ce qu’est cette femme.
— Mais qui est-elle, voilà ce que j’aimerais savoir, marmonna le conservateur. Elle veut une chose qui est exposée dans ce musée, est-ce bien là ce que disent les trogs ?
— Je vous en prie, ne les appelez pas des trogs », dit Rocannon, qui, en sa qualité d’ethnologue spécialisé dans l’étude des espèces vivantes hautement évoluées, n’aimait pas les expressions de ce genre. « Ils ne sont pas beaux, mais ils ont rang d’alliés de niveau C… Je me demande pourquoi la commission a porté son choix sur eux comme race à développer, avant même d’avoir pris contact avec les autres espèces intelligentes. Je parierais que cette première mission était en provenance du Centaure – les Centauriens ont une préférence pour les nyctalopes et les troglodytes. Moi, je pense que j’aurais misé sur l’espèce II.
— Les troglodytes paraissent bien intimidés par cette grande femme.
— Ne l’êtes-vous pas vous-même ? »
Ketho glissa un nouveau regard sur sa visiteuse, puis rougit et dit en riant :
« Vous n’avez pas tort. Je n’ai jamais vu ici en Nouvelle-Géorgie du Sud, depuis dix-huit ans, un si beau type de femme venue d’un autre monde. En fait, je n’ai jamais vu nulle part une femme aussi belle. Une vraie déesse. » La rougeur qui l’envahissait atteignait maintenant son crâne chauve ; Ketho était un conservateur timide et peu porté à l’hyperbole.
« Si seulement nous pouvions lui parler sans avoir affaire à ces tro… ces Gdemiar. Mais rien à faire, il faut qu’ils nous servent d’interprètes. »
Rocannon se dirigea vers l’étrangère, et, lorsqu’elle tourna vers lui son visage d’une beauté éclatante, il s’inclina très profondément, un genou à terre, la tête courbée et les yeux fermés. C’était là ce qu’il appelait la Révérence Interculturelle Passe-partout, et il l’exécutait avec une certaine grâce. Lorsqu’il se redressa, la belle créature sourit et lui parla.
« Elle dire : S’il vous plaît lui donner le collier trésor de nains qui l’escortaient en mauvais galactique.
— Salut, Dame des Angyar, répondit Rocannon. Que pouvons-nous faire pour vous servir, madame, nous qui avons la charge de ce musée ? »
À côté des grognements des troglodytes, la voix de l’étrangère était comme un souffle de vent argenté.
« Elle dire : S’il vous plaît lui donner le collier trésor de ses ancêtres par le sang il y a longtemps, longtemps.
— Quel collier ? » demanda Rocannon. L’ayant compris, elle désigna l’objet exposé au centre de la vitrine qu’ils avaient devant eux. C’était un bijou magnifique, une chaîne d’or jaune massif mais très délicatement travaillé, où était serti un unique saphir de grande taille, d’un bleu ardent. Rocannon ne put s’empêcher de sourciller, et Ketho murmura contre son épaule :
« Elle a bon goût. C’est le collier de Fomalhaut – un célèbre objet d’art. »
Elle adressa un sourire aux deux hommes, et de nouveau leur parla par-dessus la tête des troglodytes.
« Elle dire : Ô Seigneurs des Étoiles, l’aîné et le cadet des hôtes de la maison des trésors, ce trésor jadis à elle. Longtemps, longtemps. Merci.
— D’où nous vient ce collier, Ketho ?
— Une seconde, je consulte le catalogue. J’ai trouvé, c’est ici. Il nous vient de ces trogs – ces trolls – ces Gdemiar, pour vous faire plaisir. Ils ont la manie des marchandages, paraît-il ; ils ont tenu à payer le vaisseau dans lequel ils sont venus ici, un AD-4. Le collier entrait pour une part dans ce paiement. C’est un produit de leur propre artisanat.
— Je parie qu’ils sont devenus bien incapables de réaliser un pareil travail maintenant qu’ils ont été orientés vers la civilisation industrielle.
— Oui, mais on dirait que, dans leur esprit, il appartient à cette femme – ni à eux ni à nous. Ce doit être une chose importante, Rocannon, sinon ils n’auraient pas sacrifié tout ce laps de temps à pareille démarche. Dites donc, il doit y avoir une bonne distance, en temps objectif, d’ici à Fomalhaut !
— Plusieurs années, certainement, dit l’ethnologue, habitué aux voyages interplanétaires où le temps s’escamote. Pas très loin. En fait, ni le guide sommaire ni le guide complet ne me fournissent des données assez précises pour aboutir à une approximation valable. Il est évident que ces espèces n’ont pas été convenablement étudiées, tant s’en faut. Les petits bonshommes peuvent très bien ne témoigner à cette femme que simple courtoisie. Ou peut-être ce damné bijou pourrait-il être l’enjeu d’une guerre interraciale. Peut-être les plie-t-elle à ses désirs parce qu’ils se considèrent comme ses inférieurs à cent pour cent. Ou bien il se peut, malgré les apparences, qu’elle soit leur prisonnière, leur appât. Nous en sommes réduits aux conjectures… Les objets exposés, pouvez-vous vous en dessaisir ?
— Parfaitement. Tous les objets exotiques sont ici, officiellement, à titre de prêt, et non de biens dont nous avons la propriété. Il arrive qu’on vienne nous les réclamer, et il est rare que nous fassions des difficultés. La paix à tout prix jusqu’à ce que vienne la Guerre.
— Alors je serais d’avis de lui donner ce qu’elle demande.
— C’est un privilège », dit Ketho en souriant. Ouvrant la vitrine fermée à clef, il en sortit la grande et pesante chaîne d’or ; puis, par timidité, la tendit à Rocannon, en disant :
« Donnez-la-lui vous-même. »
Le joyau bleu se trouva donc un moment dans la main de Rocannon.
Son esprit était ailleurs ; il fit face à la belle étrangère, avec sa poignée d’or et d’azur flamboyant. Elle ne tendit pas les mains vers le bijou mais courba la tête, et Rocannon lui glissa le collier sur sa chevelure. C’était comme du feu sur sa gorge d’un brun doré. Elle le regarda, puis leva vers Rocannon des yeux si remplis de fierté, de bonheur et de gratitude, qu’il resta interdit et que le petit conservateur balbutia précipitamment dans sa langue natale : « C’est un plaisir pour nous, un grand plaisir. » Elle inclina sa tête dorée vers lui et vers Rocannon. Puis, tournant les talons, elle fit un signe de tête aux bouts d’hommes qui lui servaient de gardes du corps – ou dont elle était captive – et, serrant sur elle son manteau bleu usé, arpenta la longue salle et disparut. Ketho et Rocannon la suivaient des yeux.