« Mon impression… commença Rocannon.
— Votre impression ?… interrogea Ketho d’une voix rauque après une longue pause.
— J’ai parfois le sentiment que j’ai… après avoir rencontré ces êtres venus de mondes sur lesquels nous savons si peu de chose… que je suis tombé par hasard, pour ainsi dire, sur un coin de légende, de mythe tragique, peut-être, que je suis incapable de comprendre…
— Oui, dit le conservateur, s’éclaircissant la voix. Je me demande… je me demande quel est son nom. »
Semlé la Belle, Semlé aux cheveux d’or, Semlé, la femme au collier. Les Argiliens s’étaient pliés à ses désirs, comme aussi les Seigneurs des Étoiles eux-mêmes, en ce lieu redoutable où l’avaient conduite les Argiliens, la cité au bout de la nuit. Ils s’étaient prosternés devant elle et lui avaient donné de bon cœur son trésor, qui se trouvait là parmi les leurs.
Mais elle ne pouvait dissiper l’obsédant souvenir de ces cavernes dont le roc vous effleurait la tête, où l’on ne savait jamais qui parlait ni ce qui vous arrivait, où les voix tonnaient et les mains grises se tendaient – Fini, tout cela. C’était le prix qu’elle avait eu à payer son collier ; parfait. Maintenant, il était à elle, et elle n’avait plus qu’à oublier le passé.
Son destrier était sorti en se traînant d’une sorte de caisse, les yeux voilés et le poil comme recouvert de gelée blanche. À leur sortie des grottes des Gdemiar, il avait commencé par refuser de voler. Il semblait remis maintenant, voguant sur un vent du sud régulier, dans un ciel éclatant, en direction de Hallan.
« Vite, vite ! lui disait-elle, commençant à rire comme le vent chassait de son esprit tout souvenir sombre. J’ai hâte de revoir Durhal. Vite ! »
Et, d’un vol rapide, ils arrivèrent à Hallan au crépuscule du deuxième jour. Les grottes des Argiliens n’étaient plus pour Semlé qu’un vieux cauchemar. Son destrier, fendant l’air avec elle, franchit le pont du Gouffre, d’où les forêts plongent à trois cents mètres plus bas, puis survola les mille marches menant au château de Hallan. Dans la pénombre dorée, elle mit pied à terre dans la cour d’envol, gravit les dernières marches entre les rigides effigies de héros nichées dans le roc, puis entre les deux gardes faisant le guet, lesquels s’inclinèrent à son passage, éblouis par les feux du joyau merveilleux qu’elle portait autour du cou.
Dans le hall d’honneur elle arrêta une jeune fille qui passait. Très jolie, elle devait être une proche parente de Durhal, tant elle lui ressemblait, mais Semlé ne pouvait se rappeler son nom.
« Me reconnais-tu, jouvencelle ? Je suis Semlé, la femme de Durhal. Veux-tu aller dire à la Dame de Hallan, ma sœur Durossa, que je suis de retour ? »
Elle ne voulait pas aller plus loin, car c’eût été risquer de se trouver seule face à Durhal ; elle préférait s’assurer d’abord le soutien de Durossa.
La jeune fille la regardait fixement, d’un air très étrange. Elle murmura : « Oui, madame », et s’éloigna vivement vers la tour.
Semlé attendit au milieu des dorures du hall délabré. Personne ne venait l’accueillir. Étaient-ils tous attablés dans la salle des Festins ? Ne pouvant plus supporter ce silence, elle se dirigea vers l’escalier de la tour. Mais elle vit une vieille femme s’avancer vers elle en trottinant sur le sol dallé, les bras tendus vers elle, tout en pleurs.
« Oh ! Semlé, Semlé ! »
Elle eut un mouvement de recul car elle n’avait jamais vu cette femme grisonnante.
« Mais madame, qui êtes-vous ?
— Je suis Durossa, Semlé. »
Semlé resta immobile et calme pendant que Durossa l’embrassait, pleurait, lui demandait s’il était vrai que les Argiliens l’avaient capturée et l’avaient maintenue envoûtée durant tant d’années ou s’il fallait en accuser les Fiia et leurs sortilèges. Puis faisant un pas en arrière, Durossa cessa de pleurer.
« Tu es toujours jeune, Semlé. Jeune comme le jour où tu nous as quittés. Et tu portes le collier autour du cou…
— Je l’apporte pour en faire don à mon époux Durhal. Où est-il ?
— Durhal est mort. »
Semlé resta immobile.
« Ton mari, mon frère Durhal, seigneur de Hallan, fut tué au combat il y a sept ans. C’était neuf ans après ton départ. Les Seigneurs des Étoiles ne venaient plus. Nous nous sommes mis à guerroyer contre les seigneuries du Levant, contre les Angyar de Log et de Hul-Orren. Durhal fut tué par la lance d’un médiant : il n’avait qu’une piètre armure pour protéger son corps, et aucune pour protéger son esprit. Il repose dans la plaine qui domine le marais d’Orren. »
Semlé tourna les talons. « Alors, j’irai à lui, dit-elle, la main sur la chaîne d’or qui pesait sur son cou. Je veux lui apporter mon présent.
— Attends, Semlé ! Voici la fille de Durhal, ta fille, Haldre la Belle. »
C’était la jeune fille à qui elle avait parlé et qu’elle avait envoyée quérir Durossa – elle avait environ dix-neuf ans, et des yeux ressemblant à ceux de Durhal, bleu foncé, des yeux dont le regard ferme fixait Semlé, cette femme qui était sa mère et qui avait son âge. Même âge, mêmes cheveux d’or, même beauté ; mais Semlé était un peu plus grande et portait la pierre bleue sur sa poitrine.
« Prends-le, prends-le ! cria-t-elle. C’est pour Durhal et pour Haldre que je suis allée le chercher tout au bout d’une longue nuit. »
Se tortillant et baissant la tête, elle enleva la lourde chaîne et laissa tomber le collier qui fit sur la pierre un bruit glacé, cristallin.
« Oh ! prends-le, Haldre ! » répéta-t-elle, et puis elle s’enfuit de Hallan en sanglotant, descendit les larges marches interminables, franchit le pont et, se précipitant vers l’est dans la forêt tapissant le flanc de la montagne, telle une créature sauvage fuyant l’homme, elle disparut.
PREMIÈRE PARTIE
Le seigneur des étoiles
1
Ainsi se termine la première partie de la légende, entièrement authentique. Voici maintenant quelques données, non moins authentiques, tirées du Guide de la Ligue consacré à la zone galactique VIII.
No 62 : FOMALHAUT II. Vie carbonique de type AE. Planète à noyau central ferrugineux, diamètre 10 550 km, atmosphère lourde riche en oxygène. Révolution 800 jours terriens, 8 h, 11 min, 42 sec. Rotation : 29 h, 51 min, 2 sec. Distance moyenne du soleil 3,2 UA, excentricité orbitale peu importante. Obliquité de l’écliptique 27° 20’ 20” provoquant des changements saisonniers bien marqués. Indice de gravité 0,86.
Quatre masses continentales principales, Nord-Ouest, Sud-Ouest, Est et Antarctique, occupent 38p. 100 de la surface planétaire.
Quatre satellites (types Perner, Loklik, R-2 et Phobos). La voisine de Fomalhaut apparaît dans le ciel comme une étoile supergéante.
Planète de la Ligue la plus rapprochée : Nouvelle-Géorgie du Sud, capitale Kerguelen (7,88 a. l.).
Histoire : Reconnaissance par l’expédition Elieson en 202, sondage-robot en 218.
Première étude géographique détaillée en 235-236, sous la direction de J. Kiolaf. Levé aérophotogrammétrique des continents (voir cartes 3114-a, b, c, 3115-a, b). Atterrissages, études géologiques et biologiques et contacts ethnologiques limités aux continents est et nord-ouest (voir plus bas description des espèces intelligentes).
Mission de développement technologique auprès de l’espèce I-A en 252-254. Responsable : Kiolaf (continent nord-ouest seulement).