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— Cette petite boîte à paroles ne peut pas parler à la ville de Kerguelen ?

— Non et, même si elle le pouvait, il faudrait aux paroles huit ans pour arriver là-bas et autant pour que la réponse me parvienne. » Rocannon parlait avec la politesse grave et simple qui lui était habituelle, mais il y avait une certaine tristesse dans la voix de cet homme qui expliquait son exil. « Vous vous rappelez l’ansible, ce grand instrument que je vous ai montré dans le vaisseau, celui qui peut parler instantanément aux autres mondes, sans toutes ces années perdues – c’est à lui qu’ils en avaient, je suppose. Mais la malchance a voulu que tous mes amis soient dans le vaisseau avec cet instrument. Sans lui, je ne peux rien faire.

— Mais si l’on vous appelle de chez vous avec l’ansible et que vos amis de la ville de Kerguelen ne reçoivent pas de réponse, ne viendront-ils pas voir… ? » Mogien voyait déjà ce qu’allait répliquer Rocannon :

« Dans huit ans… »

Lorsqu’il avait fait visiter à Mogien le vaisseau de la Mission et qu’il lui avait montré l’émetteur instantané, l’ansible, Rocannon lui avait dit un mot des nouveaux vaisseaux qui pouvaient aller d’une étoile à l’autre en un rien de temps.

« Le vaisseau qui a tué vos amis, était-ce un de ceux qui sont plus rapides que la lumière ? demanda l’Angya.

— Non. C’était un vaisseau habité. L’ennemi est ici, actuellement, sur cette planète. »

Le seigneur de la guerre avait compris : il se rappelait que Rocannon lui avait expliqué que les êtres vivants ne pouvaient voyager dans un vaisseau plus rapide que la lumière sans le payer de leur vie ; c’étaient des armes qui apparaissaient, frappaient et disparaissaient, le tout en un instant et sans hommes à bord – des robots, disait Rocannon. C’était étrange, mais pas davantage que cette chose extraordinaire dont Mogien ne doutait pas : bien que le vaisseau dans lequel était venu son ami mît de longues années à franchir la nuit qui sépare les mondes, ces années ne semblaient être que quelques heures à un homme voyageant dans ce vaisseau. Dans la ville de Kerguelen, dont le soleil est l’étoile Forrosul, cet homme, Rocannon, avait parlé à Semlé, dame de Hallan, et lui avait donné le bijou Œil de la mer près de cinquante ans auparavant. Semlé, qui avait vécu seize ans en une seule nuit, était morte depuis longtemps ; sa fille Haldre était une vieille femme et son petit-fils Mogien un homme mûr : pourtant, Rocannon n’était pas vieux. Toutes ces années, il les avait passées à naviguer entre les étoiles. Étrange ? On racontait des choses encore plus étranges.

« Lorsque Semlé, la mère de ma mère, traversa la nuit… » commença Mogien. Il fit une pause, et Rocannon, à cette évocation, se dérida un moment. Il dit au jeune Angya :

« Jamais en aucun monde on n’avait vu femme aussi belle.

— Le seigneur qui lui est venu en aide est le bienvenu dans sa famille, dit Mogien. Mais je voulais vous demander, Seigneur, dans quel vaisseau elle fit le voyage. A-t-il jamais été repris aux Argiliens ? A-t-il un ansible ? Dans ce cas vous pourriez dire aux vôtres que l’ennemi est sur notre monde. » L’espace d’une seconde Rocannon parut comme foudroyé.

« Non, dit-il, il n’a pas d’ansible. Il a été donné aux Argiliens il y a soixante-dix ans, alors que la transmission instantanée n’existait pas encore. Ou alors il faudrait qu’on l’ait installé tout récemment puisque cela fait quarante-cinq ans que la planète est mise en interdit. Cela sur mon initiative, par mon intervention. Parce que, après avoir rencontré Semlé, dame de Hallan, je suis allé dire à mes amis : que faisons-nous en ce monde sur lequel nous ne savons rien ? De quel droit prenons-nous leur argent, bousculons-nous leurs habitudes ? Mais si je n’étais pas intervenu, du moins auriez-vous reçu notre visite tous les deux ans environ ; vous ne seriez pas complètement à la merci de cet envahisseur…

— Que peut bien vouloir de nous cet envahisseur ? demanda Mogien non par modestie mais par curiosité.

— Il veut votre planète, je suppose. Votre monde. Votre terre. Et peut-être vous-mêmes comme esclaves. Je ne sais pas.

— Si les Argiliens ont encore ce vaisseau, Rokanan, et si le vaisseau va à Kerguelen, vous pourriez y aller et retrouver votre peuple.

— Sans doute est-ce possible », dit le Seigneur des Étoiles après avoir regardé son ami un moment. De nouveau il parlait d’une voix morne. Après une minute de silence, Rocannon reprit avec flamme : « C’est moi qui vous ai exposé à ce péril. J’ai entraîné mes amis dans l’aventure et ils sont morts. Je ne vais pas maintenant faire un saut de huit ans dans l’avenir pour voir comment les choses ont tourné ! Écoutez, Seigneur, si vous pouviez m’aider à me rendre dans le Midi chez les Argiliens, je pourrais peut-être avoir leur vaisseau et l’utiliser ici sur cette planète pour y faire des reconnaissances. Et, à tout le moins, s’il est réglé pour aller à Kerguelen et nulle part ailleurs, je peux l’expédier à cette ville avec un message. Mais je resterai ici.

— On raconte que Semlé l’a trouvé dans les grottes des Gdemiar, près de la mer de Kirien.

— Voulez-vous me prêter un coursier ailé, seigneur Mogien ?

— Oui, et j’y ajouterai ma compagnie, si vous le voulez.

— Avec plaisir.

— Les Argiliens accueillent mal l’hôte solitaire », dit Mogien, d’un air heureux. Rien, pas même la pensée de cet horrible trou noir creusé au flanc de la montagne, ne pouvait empêcher que la main lui démangeât : depuis longtemps, il n’avait eu aucune occasion de dégainer les deux longues épées fixées à sa ceinture.

« Puissent nos ennemis mourir sans descendance », dit gravement l’Angya en levant la coupe qu’il venait de remplir.

Rocannon, dont les amis avaient été tués traîtreusement dans un vaisseau sans défense, répondit sans hésiter :

« Puissent-ils mourir sans descendance. »

Et il leva son verre avec Mogien, à la lumière jaune que projetaient, dans la grand tour de Hallan, les chandelles à mèche de jonc et les rayons de deux lunes.

2

Au terme de leur seconde étape, Rocannon, courbatu et hâlé par le vent, avait appris à se tenir à l’aise sur la haute selle et à diriger avec une certaine habileté le vol du grand coursier de Hallan. Vers le ciel et vers la terre, le long et lent coucher de soleil formait comme des nappes superposées de lueur rosée et cristalline qui s’étendaient au loin. Les destriers avaient pris de l’altitude pour rester au soleil le plus longtemps possible, car ils aimaient la chaleur, tels de grands chats. Sur sa monture noire – fallait-il l’appeler étalon ou matou, se demandait Rocannon –, Mogien explorait des yeux le coin de terre qu’ils dominaient ; il s’agissait d’y choisir un endroit où dresser la tente car ces animaux refusaient de voler dans l’obscurité.

Derrière eux planaient deux médiants sur de petites montures blanches aux ailes rosies par les derniers reflets du soleil couchant.

« Regardez, Seigneur des Étoiles ! »

Le coursier de Rocannon freina son vol et grogna, car il avait vu ce que Mogien désignait : un petit objet noir se déplaçant très bas devant eux dans le ciel, troublant la paix du soir d’un faible crépitement qui semblait suivre son sillage. Rocannon fit signe d’atterrir immédiatement. Dans la clairière où ils s’étaient posés, Mogien demanda :

« Était-ce un vaisseau comme le vôtre, Seigneur ?