Il se hissa tant bien que mal et réussit à passer la jambe gauche autour du tronc, ce qui lui donnait un point d’appui solide, mais l’effort à fournir pour soulever Utliff demeurait terrible. Suspendu la tête en bas, le visage presque immergé, Dyak haletait et tirait le corps inerte, quand deux autres bras se tendirent pour l’aider. Semarie, qui s’était engagée sur le tronc de l’arbre couché, l’avait rejoint. Avec un grognement de reconnaissance il la laissa maintenir Utliff à la surface, tandis qu’il s’assurait une meilleure prise. Serrant étroitement le tronc entre ses cuisses, il put enfin hisser son ami près de lui.
Aidé par Semarie, il coucha Utliff sur le dos, le maintint un moment dans cette position, puis tous deux le tirèrent jusqu’à la berge.
Utliff mourait.
Il eut un frémissement de tout son être. Le dernier. Ses yeux s’ouvrirent, ses genoux tressautèrent. Puis il s’affaissa et ne bougea plus.
Presque aussitôt, commença la phase terrible de la désintégration.
Les membres se tordirent à mesure que les muscles se gonflaient et se contractaient. Puis la peau creva, la chair tomba, prit une couleur verdâtre, et une odeur affreuse se répandit quand les entrailles furent mises à nu, produisant une sorte de bouillonnement mêlé d’éclatements. La peur gagna Dyak et Semarie qui s’éloignèrent lentement, se tenant par la main. Utliff n’était plus des leurs. La chose qui se désintégrait derrière eux avait cessé d’être Utliff.
Ils quittèrent la berge, se faufilèrent parmi des bouquets d’arbres nains, et finalement s’assirent côte à côte sur la croupe lisse d’un énorme bloc rocheux. Dyak était encore mouillé, mais la chaleur de la roche l’aida à se sécher et bientôt il ne trembla plus. Semarie cueillit les feuilles d’un arbre dont les branches s’allongeaient au-dessus d’eux et les colla sur la poitrine de son compagnon. Elle souriait en faisant cela – un sourire si doux qu’il fut contraint de le lui rendre, malgré la peine ressentie.
Il la prit par la taille et enfouit son visage dans son aisselle. Elle eut un petit rire de gorge, puis ils se laissèrent aller en arrière, jusqu’à ce que leurs dos fussent appuyés contre la roche. Dyak commença à ôter les feuilles humides de son torse pour les coller sur la poitrine de la femme. Dans sa tête, il prenait conscience d’une certaine affection à l’égard de Semarie. En fait, c’était plus qu’une simple affection. Il avait ressenti cette chose avec des femmes de son propre clan, et même avec Semarie, déjà. Cela provoquait en lui un trouble agréable et immensément triste à la fois. Et il ne savait comment y échapper.
De son côté, Semarie paraissait en proie au même sentiment. Elle dit soudain : « Il y en a qui disparaissent. » Comme si elle voulait cacher le sujet qui la préoccupait.
Et comme toujours lorsqu’ils parlaient, Dyak se trouva devant un abîme que les mots ne pouvaient franchir. Car les mots étaient faibles, bien trop faibles pour les choses qu’on voulait leur faire exprimer. Il répondit, conscient de l’insuffisance de ses paroles : « Tout le monde est destiné à disparaître. »
— « Que veux-tu dire ? Destiné… comment cela ? »
— « Tous les hommes, toutes les femmes sont faits pour disparaître. Quand ils descendent des collines ils sont neufs, mais cela ne dure pas… Un jour, leur visage n’est pas le même. Puis ils disparaissent, comme Utliff. »
Avec effort, la femme reprit :
— « Es-tu descendu des collines longtemps après Utliff ? »
— « Oui. Beaucoup, beaucoup de jours après lui. Et toi, chère Semarie ? »
— « Un petit nombre de jours seulement s’est écoulé depuis que je suis venue des collines. Je suis venue… je suis venue par la falaise toute lisse – la barrière noire qui est là-bas, à côté des collines. »
Il ignorait de quelle barrière elle voulait parler. Il sentit courir sous sa peau un frémissement étrange, fait de crainte et d’exaltation, et d’autres choses dont il ne trouvait pas le nom. Les grands yeux de Semarie le regardaient, comme si elle et lui étaient maintenant tout proches d’une pensée qu’ils n’avaient pas osé accueillir dans leurs têtes.
— « Dis-moi, » demanda-t-il, « dis-moi comment cela s’est passé, ton arrivée parmi les choses vivantes ? »
Les cils de Semarie s’abaissèrent. « Je me suis trouvée sur les collines, » murmura-t-elle. « Près de la barrière noire toute lisse. »
Pour tromper le silence qui s’éternisait, il la serra contre lui et s’allongea sur le rocher. Ils restèrent ainsi, immobiles, leurs visages se touchant presque, comme ils l’avaient déjà fait naguère, et comme Utliff l’avait fait avec Semarie les autres jours, avant qu’il disparaisse.
Dyak se rendait compte qu’il aurait dû faire autre chose. Mais rien dans sa tête ne venait l’aiguillonner, et son corps ne semblait habité que par des rêves sans nom, des rêves désespérément heureux et désespérément tristes. Les paupières de Semarie étaient closes. Pourtant, une voix soufflait à l’homme que, malgré son attitude insolite, elle ressentait le même trouble intérieur.
Utliff avait connu cela, lui aussi. Quand tous deux reposaient aux côtés de Semarie, Dyak était à ce point troublé par les choses qui remplissaient sa tête qu’il en avait parlé à son ami. Il craignait d’être le seul à éprouver cette douceur étrange, imprécise. Mais Utliff avait avoué que des choses semblables habitaient sa tête et son corps. Et quand ils avaient essayé de s’allonger auprès des femmes de leur propre clan, la sensation avait persisté en eux. Ils avaient voulu pousser plus loin l’expérience et s’étaient allongés côte à côte, l’un contre l’autre, et cette fois la sensation avait disparu, ne laissant place qu’au rire.
Le silence se referma sur Dyak et sa compagne. L’odeur de Semarie était douce.
Il restait là, sans bouger, les yeux levés vers les frondaisons. Il vit une cigale posée sur un rameau, bête gigantesque dont le poids courbait le végétal presque en deux. Son corps était pour le moins aussi long que le bras d’un homme. Les cigales constituaient une nourriture savoureuse, mais Dyak était à présent possédé d’un appétit qui allait bien au-delà de la faim. Les bruits et les sensations de ce monde auquel il appartenait le berçaient et le pénétraient.
Soudain, Semarie parla. Sa voix chantait à ses oreilles. « Il y en a deux qui ont disparu aujourd’hui, tous deux de façon différente. Utliff et Artet. Artet est une femme de mon clan. Elle a été prise par le dévoreur. Tu sais que nous avons notre abri près de son repaire. Il y a emporté Artet, mais elle avait déjà perdu son sang. »
— « As-tu donc oublié de me le dire plus tôt ? »
— « Je venais pour te l’apprendre, quand cette chose terrible est arrivée à Utliff. Et puis la chaleur que je ressens près de toi m’a fait oublier. »
Dyak répondit d’un ton maussade : « Le dévoreur a traversé la rivière à l’endroit où l’eau n’est pas profonde. D’habitude il mangeait les caqueteurs. Je l’ai souvent observé de nos collines. Maintenant qu’il est passé de ce côté, il ne pensera pas à repartir, il est trop stupide. Bientôt il sera mort de faim et nous n’aurons plus rien à craindre. »
— « Il ne mourra pas avant de nous avoir tous dévorés. Nous ne pourrons pas être en paix avec lui ici, Dyak. Il faut que tu fasses couler son sang, pour qu’il disparaisse. »
Il se redressa, mu par une brusque colère, et s’accroupit à côté d’elle. « C’est aux hommes de ton clan qu’il faut demander cela. Pourquoi à moi ? Nous autres, nous sommes à l’abri dans nos cavernes profondes. Le dévoreur ne peut rien nous faire. Pourquoi est-ce à moi que tu es venue parler, Semarie ? »