Elle s’assit à son tour et le regarda fixement. Elle chassa une feuille restée collée sur sa poitrine. « Je veux que ce soit toi qui fasse cette chose, parce que mon plus grand désir est de m’allonger à ton côté. Je veux rester toujours à côté de toi, et non à côté des hommes de mon clan, qui sentent mauvais. Mais pour cela, il faut que tu répandes le sang du dévoreur. Si tu ne le fais pas, je jure d’aller rejoindre les hommes qui sentent mauvais. »
Il la saisit brutalement par le poignet. « Tu n’iras avec personne d’autre que moi, Semarie ! Tu crois peut-être que j’ai peur de verser le sang du dévoreur ? Eh bien, non ! »
Elle lui sourit, comme si elle prenait plaisir à la rudesse du geste et des paroles.
Illustré par Cray Morrow
2
Le docteur Ian Swanwick sentait croître son ennui et cherchait de moins en moins à le cacher. Plusieurs fois, il abandonna l’appareil d’observation pour regarder la tête grisonnante de Graham Scarfe, dont les oreilles et le visage restaient engagés dans l’appareil voisin. Il toussa à deux ou trois reprises, avec une insistance marquée, jusqu’au moment où Scarfe leva les yeux.
— « Oh ! docteur Swanwick ! J’oubliais que vous avez une fusée à prendre pour regagner Washington. Veuillez me pardonner ! Dès que je les observe, je suis littéralement captivé par leurs problèmes ! »
— « Ce doit être assurément captivant, quand on comprend leur langage, » acquiesça Swanwick.
— « Oh ! il est bien facile à comprendre. C’est un langage simple. Vocabulaire réduit, conjugaison rudimentaire. Non que je sois très versé en linguistique. Mais nous avons déjà eu la visite de plusieurs spécialistes, notamment celle de notre grand Reardon, le professeur d’étymologie… Pour ma part, je ne suis qu’un… ma foi, un modéliste convaincu. J’ai commencé à l’âge de huit ans, en réalisant une maquette de la vénérable voie ferrée Acheson-Santa Fé-Topeka telle qu’on pouvait la voir, avec ses trains à vapeur, dans les premières années du siècle dernier. »
Comme il ne tenait nullement à entendre l’histoire, le docteur Swanwick coupa court. « Le fait est que ce tridiorama représente un travail remarquable de votre part. »
Hochant la tête, Scarfe prit le bras du théologien et mena son visiteur jusqu’à la balustrade bordant la terrasse sur laquelle ils se trouvaient. Ce lieu d’observation était très haut, si haut que l’on apercevait les lointains gratte-ciel de New Brasilia entre deux sierras. Dans l’autre direction s’étendait le continent sud-américain, plombé sous une chaleur accablante que les climatiseurs n’arrivaient pas à vaincre complètement dans la tour.
— « Si j’ai fait un travail remarquable, » dit Scarfe dont le regard plongeait au-delà du garde-fou, « j’ai copié une œuvre plus remarquable encore. La Nature elle-même. »
Sa voix d’homme âgé, aux intonations douces, et son geste à peine esquissé pour désigner le paysage qui s’étendait devant eux, contrastaient avec l’urbanité, le ton plus vif du docteur Swanwick. Mais Swanwick fut un certain temps sans répondre. Il observait la région, où serpentait une rivière. Celle-ci venait de montagnes éloignées, estompées dans la brume de chaleur, et décrivait un méandre au pied de la colline où l’on avait bâti la tour. La rive opposée était basse et marécageuse.
— « Vous avez obtenu une excellente copie, » dit-il enfin. « C’est extraordinaire de voir à quel point votre tridiorama reproduit fidèlement la réalité. »
— « Je pensais bien que vous sauriez l’apprécier, docteur Swanwick. Vous surtout, » appuya Scarfe avec un petit rire affectueux.
— « Ah ? Et pourquoi cela ? »
— « Voyons, l’œuvre du Créateur, vous savez bien… Je suppose qu’en tant que théologien, cet aspect de la question ne saurait vous laisser indifférent. Mon œuvre n’est qu’une pauvre copie comparée à la sienne, je ne l’ignore pas. » Il rit à nouveau, un peu gêné de ne pas trouver d’écho auprès du visiteur.
— « La théologie n’implique pas nécessairement un amour larmoyant pour le Tout-Puissant. Le profane ne comprend jamais que la théologie est simplement une science traitant du phénomène religion et des faits qui en découlent. Comme je l’ai dit, j’admire vos talents de modéliste et la façon dont vous avez reproduit un paysage réel, mais cela ne signifie pas que j’apprécie le principe. »
Scarfe sembla écouter un moment les cigales. Puis : « Quand j’ai dit que vous apprécieriez mon œuvre, vous m’avez peut-être mal compris. Je voulais dire que le tridiorama pourrait fournir aux membres de l’Université de Théologie Saint-Benedict, dont vous êtes, l’occasion de suivre une expérience contrôlée, dans votre propre domaine, comme l’ont déjà fait des anthropologues, des paléontologues, des préhistoriens et je ne sais plus quels autres spécialistes. Je voulais dire…» Scarfe était un homme simple. Il se trouvait décontenancé par la supériorité de ce personnage dont la sympathie, il s’en apercevait maintenant, ne lui était rien moins qu’acquise. Aussi finit-il par trébucher dans des termes plus vulgaires. « Je voulais dire que ce qui se passe là en bas, dans le tridi, a sûrement de quoi vous intéresser, pas vrai ? »
— « Je regrette, Mr. Scarfe, mais je ne vois pas où vous voulez en venir. »
— « C’était dit dans notre lettre d’invitation. Ces personnages de la préhistoire que nous avons ici… ne voudriez-vous pas étudier leur comportement en matière de religion ? J’admets que, jusqu’à présent, ils ne semblent pas avoir atteint ce stade – pas même celui des mythes – mais cette constatation est peut-être déjà significative ? »
Swanwick tourna le dos aux collines. « Étant donné que vos petits personnages sont synthétiques, leurs sentiments n’offrent aucun intérêt pour nous. Nous étudions les rapports entre Dieu et l’homme, pas entre les hommes et des maquettes. Tel sera, je le crains, le sens de nos conclusions lorsque je rédigerai mon rapport. Peut-être même y joindrons-nous une annexe faisant ressortir le caractère immoral d’une telle expérience. »
Scarfe se sentit piqué au vif par ces derniers mots. « Si c’est votre façon de voir, laissez-moi vous dire que nous ne manquons pas d’appuis par ailleurs. Nous recevons des visiteurs venus du monde entier. Cela fait vingt ans et plus que nous réalisons la synthèse de la vie, mais c’est la première fois que nous appliquons le procédé dans ce genre de domaine. Votre attitude me surprend. À une époque éclairée comme la nôtre… Je présume que vous n’ignorez pas la façon dont nous créons ces hommes et ces femmes de l’époque magdalénienne, sans parler des iguanodons, des petits compsognathes et des allosaures ? »
Tout en répondant, Swanwick marcha d’un pas décidé vers la rangée d’ascenseurs dont l’un avait amené les deux hommes sur la terrasse d’observation. Scarfe fut obligé de le suivre.
— « Après les expériences russo-américaines sur la séparation des gamètes, dans les années 2070, il ne fallut pas longtemps pour étudier de plus près et comprendre les chromosomes individuels d’abord, puis les gènes individuels, enfin toute la portée de la succession des gènes en ligne directe. Comme on avait réalisé vingt ans plus tôt la synthèse de la vie, il fut possible d’utiliser ces grossières « imitations » pour en tirer les renseignements génétiques désirés. Renseignements que l’on pouvait dès lors mettre à profit pour obtenir des imitations suivant toutes les combinaisons de gènes souhaitées. Vous voyez que j’ai lu les auteurs qualifiés. »