— « C’est ce dont je n’ai jamais douté, » répondit Scarfe humblement. Comme ils pénétraient dans l’ascenseur, il ajouta : « Mais si le projet de tridiorama a vu le jour, ce fut grâce à la découverte d’Elroy, suivant laquelle on pouvait effectuer la généanalyse des espèces disparues d’après leurs squelettes, y compris les squelettes fossiles. La première formule qu’il a obtenue était celle d’un iguanodon. Quelques mois plus tard, il proposait des iguanodons vivants aux zoos du monde entier. Trouvez-vous cela immoral, docteur Swanwick ? Je présume que oui. »
— « Non. Ce fut seulement quand Elroy eut reconstitué des hommes et des femmes des temps révolus par la même méthode que les milieux ecclésiastiques s’intéressèrent à la question. »
Ils arrivaient maintenant en bas, à l’extérieur de l’immense salle abritant le tridiorama. Lorsque la porte de l’ascenseur s’ouvrit, les deux hommes, chacun à leur manière, éprouvaient une satisfaction identique en songeant qu’ils allaient prendre congé l’un de l’autre pour ne plus se revoir.
Tout avait commencé sans cordialité, avec un Swanwick abstinent convaincu, un déjeuner médiocre servi à la cantine en son honneur, et une antipathie réciproque contre laquelle ni lui ni Scarfe ne cherchaient vraiment à lutter.
Désireux cependant de finir sur le mode plaisant, Scarfe dit :
— « Ma foi, si un péché a été commis, du moins l’avons-nous atténué ici en nous en tenant volontairement à une échelle réduite. Cela résout bien des cas de conscience, voyez-vous ! »
Il rit de nouveau. Un petit rire charmeur auquel, il le savait, très peu de gens restaient insensibles. Il le possédait par cœur. Le genre de rire destiné à exprimer la conscience que vous avez de votre propre originalité, tout comme l’admiration suscitée en vous par les merveilles de ce monde. Il n’avait jamais manqué son effet désarmant – et pourtant, le théologien ne désarmait pas.
« Vous voyez ce que je veux dire… La taille des êtres vivants varie en fonction des gènes, comme tous les autres facteurs physiques. » Les joues blêmes de Scarfe se colorèrent légèrement. « Nous avons donc réduit la taille de nos spécimens. Cela supprime beaucoup de problèmes, et les choses gardent un caractère simple. »
— « Reste à savoir si les Magdaléniens sont absolument de cet avis, » répondit Swanwick. Il tendit une main sèche, remercia Scarfe de son hospitalité et franchit la porte d’un pas alerte pour gagner l’aéroport où l’attendait la fusée de Saint-Benedict. Cloué sur place, Graham Scarfe le suivit des yeux. Son visage exprimait le plus complet désarroi. Voilà un homme dur, songea-t-il. Vraiment pas sympathique.
Tropez, son premier assistant, s’approcha de lui. Il attacha sur son patron un regard compatissant.
— « Ce docteur Swanwick a une sacrée caboche, » dit-il.
Scarfe sortait progressivement de sa stupeur. Il secoua la tête. « Ne parlons pas en mal d’un homme de Dieu, mon ami. Du reste, je le vois bien : il nous faut encore mettre au point certaines petites choses qui peuvent choquer des puristes comme le docteur Swanwick. »
— « Mais, monsieur, est-ce que nous n’apportons pas chaque année de nouvelles améliorations ? Que pourriez-vous faire de plus ? J’ai ici le chiffre total des visiteurs venus le mois dernier à titre payant. Il accuse une augmentation de 12,3 % sur le mois précédent. Néanmoins, je persiste à croire que nous avons peut-être commis une erreur en ajoutant des cigales de taille normale. Pour certains, elles détruisent l’illusion. »
— « Peut-être nous faudra-t-il revoir cela, » dit Scarfe d’un ton vague.
— « De toute façon, je suis sûr que vous choisirez pour le mieux, » opina Tropez. Il s’imaginait volontiers que ce genre de réponse l’aidait à conserver sa place.
Mais Scarfe n’écoutait pas.
Ils passaient devant la porte de la galerie réservée au public et l’entrouvrirent. La salle était pleine de visiteurs payants. Plongés dans l’obscurité, ils contemplaient, à travers une immense vitre polaroïde, le paysage violemment éclairé qui occupait l’intérieur du tridiorama. Bien qu’ils eussent une vue plus restreinte que les spécialistes (ceux-ci, payant plus cher, regardaient de la terrasse d’observation, dans des lunettes réglables), il y avait pour eux une fascination certaine à se trouver de plain-pied devant ce monde préhistorique en maquette.
— « Nous avons là-dedans trop peu d’espèces pour que ce soit une reconstitution probante des temps révolus, » marmonna Scarfe. « Cinq seulement… les Magdaléniens, trois sortes de dinosaures : iguanodons, compsognathes et allosaures, et les souris. Je ne parle pas des cigales. »
— « Les Laboratoires Elroy font des prix trop élevés pour leurs synthèses, » souligna Tropez. « Et nous nous montons aussi bien que possible. De plus, les Magdaléniens constituent une véritable attraction. Ce sont eux, surtout, que les gens viennent voir en foule. Nous en avons dix maintenant… et ils représentent une belle somme. »
— « Huit, » rectifia Scarfe d’un ton sec. « Deux ont disparu aujourd’hui. Un dévoré par l’allosaure, l’autre désintégré. Vous devriez vous tenir au courant, Tropez. Vous passez trop de temps derrière les guichets. »
Ayant ainsi cloué le bec à son assistant, il le congédia d’un signe de tête et regagna lentement l’ascenseur.
C’était la désintégration des petits personnages qui le tracassait. Il ne pouvait s’empêcher de soupçonner qu’Elroy limitait volontairement leur durée de vie pour améliorer son chiffre d’affaires. Certes, les procédés restaient encore à perfectionner. Ces petits êtres synthétiques, créés adultes, ne vieillissaient pas : ils s’usaient d’un seul coup et se décomposaient en leurs sels originels. Inconvénient que l’on arriverait sans doute à supprimer, le temps aidant. Mais les laboratoires Elroy montraient un esprit peu coopératif sur ce point, et peu d’empressement à répondre aux lettres qu’il leur écrivait.
Il fallait abattre le monopole Elroy avant qu’aucun progrès véritable pût être réalisé.
Secouant toujours sa tête grise, Scarfe remonta par l’ascenseur jusqu’à la paix de la terrasse d’observation. Il aimait regarder les savants penchés sur les appareils grâce auxquels ils pouvaient prendre des notes ou des enregistrements sonores. Tous le traitaient avec déférence. Néanmoins, la vie était compliquée, pleine de petits problèmes épineux, désagréables, sur lesquels il n’y avait jamais moyen de discuter… par exemple, comment s’y prendre avec un personnage du genre de ce Swanwick, cet imbécile prêt à mordre !
Quand on y réfléchissait (et Scarfe y avait bien souvent pensé, déjà), tout serait plus simple s’il était lui-même un des Magdaléniens synthétiques emprisonnés dans le tridiorama. Dire qu’ils n’avaient même pas de problèmes sexuels ! Non que ce fût le cas pour lui, s’empressa-t-il de se rassurer, vu son âge. Mais il avait été un temps où…
Tandis que les Magdaléniens…
Grâce aux procédés modernes, il était possible de créer la vie, mais non la vie qui pouvait se perpétuer d’elle-même. Un jour prochain, peut-être, mais pas jusqu’à présent. De sorte que là, en bas dans la salle, les petits Magdaléniens ne sauraient jamais rien des mystères de la reproduction. Ils n’auraient jamais à se préoccuper de problèmes sexuels.
« Je crois que nous avons vraiment créé ici l’équivalent du Jardin d’Éden, » marmotta Scarfe pour lui seul, en collant les yeux au premier appareil vacant. Et son vieil esprit pratique imaginait déjà un nouveau texte publicitaire, plus alléchant que les autres, pour le tridiorama. Des phrases qui n’offusqueraient pas sa clientèle d’hommes de science tout en séduisant le grand public avide de sensations. « Des tribus d’un autre âge dans le Jardin d’Éden miniature… Des êtres innocents et nus comme Adam et Ève…»