Pourquoi n'ai-je pas alors écrit un ouvrage philosophique, en d'autres mots, un manuel scolaire facilement assimilable ? Pourquoi ai-je écrit un roman ?
J'ai d'abord essayé d'écrire un manuel scolaire, mais ça ne marchait pas. Je me souviens de la première phrase que j'avais écrite : « Les êtres humains se sont toujours posé des questions existentielles... » Mais, non — il fallait trouver autre chose. Pendant un temps, j'ai écarté ce projet. Puis Sophie m'est apparue, sur le chemin de retour de l'école. Dans la boîte aux lettres, elle trouve une petite note où la question est posée : « Qui es-tu ? » Un peu plus tard le même jour, elle trouve une autre note où est inscrite une nouvelle question : « D'où vient le monde ? » Pour Sophie, ce sont des questions importantes et légitimes. Et dès lors, le roman et l'essai philosophique étaient lancés d'un même jet. Bientôt, la moitié de l'histoire de la philosophie occidentale se trans forme en un cours par correspondance. Sophie rencontre un professeur de philosophie mystique, Alberto Knox, et le ter rain est préparé pour des dialogues philosophiques et une intrigue romanesque plutôt complexe.
Tandis que j'écrivais le Monde de Sophie, j'étais certain d'une seule chose : cet ouvrage ne serait jamais un best-seller. J'étais convaincu que vraisemblablement il « tomberait entre les tabourets », comme on dit en Norvège. Mais je m'étais honteusement trompé : c'est bien en place sur tous les tabou rets qu'il est tombé et on l'a lu à la fois comme un manuel scolaire et comme un roman, comme un ouvrage pour les enfants comme pour les adultes, aussi valable pour l'école que pour les loisirs. En Scandinavie, en Allemagne, en Italie et en France, un nombre considérable d'exemplaires a été imprimé et l'ouvrage est devenu un pur produit populaire.
Je m'empresse de dire que ce succès n'est pas essentielle ment dû au mérite du livre, qui a, bien entendu, ses points forts et ses points faibles. Mais c'est son genre même — ou plutôt l'absence de ce genre d'ouvrage — qui a clairement mis en évidence un manque. Je crois que nous assistons à l'émergence d'un besoin pour un genre radicalement nouveau d'éducation populaire.
Alors que je travaillais au Monde de Sophie, un magazine de mode norvégien intitula un article « Philosophie, le rock'n roll des années 90 ? ». Et j'ai senti que ce titre touchait à quelque chose d'essentiel en cette fin du siècle. Nous voyons aujourd'hui se dessiner une quête tâtonnante pour trouver de nouvelles réponses à de vieilles questions. En Europe occidentale, on atteste qu'une partie du monde se doit de reconstruire une société entièrement nouvelle. Gorbatchev remarquait que l'Occident aussi a besoin d'une « peres troïka » — ou de quelque chose de radicalement neuf. Il avait peut-être raison. Dans ce cas, une profonde réflexion mentale et un approfondissement intellectuel s'imposent.
Nous vivons dans une société qui en aucun cas ne manque de culture. Au contraire : cette génération produit plus de cul ture qu'individuellement assimilable. Mais nous risquons de perdre nos points d'ancrage communs.
Toutes les sociétés ont besoin d'un forum où les pensées et les idées peuvent s'affronter. A l'origine, la place du marché était un lieu de rencontre, de la façon la plus concrète. Dans la société moderne, la place du marché a perdu cette qualité directe. Puis la radio est apparue. Quand j'étais enfant, nous n'avions en Norvège qu'une seule station de radio. Puis est venue la télévision. Radio et télévision ont sans nul doute enrichi notre culture : nous avions trouvé là un nouveau forum, un nouveau « totem ». Puis tout a explosé. En quelques décennies, les stations de radio et les chaînes de télévision se sont multipliées.
Mais est-ce que cela nous a rendus plus avisés pour autant ? Nous avons un champ de liberté de choix qui ne cesse de s'élargir, mais nous avons aussi perdu quelque chose d'essen tiel. Nous avons perdu le lieu de rencontre. Peut-être la tradi tion historique s'est-elle substituée au rôle de tremplin joué par un lieu d'échanges. Même si nous ne savons pas toujours où nous allons, il peut être utile de savoir d'où nous venons.
La philosophie est bien trop importante pour être consignée dans les rassemblements poussiéreux des académies et insti tutions, loin du tumulte extérieur. Où se trouve aujourd'hui la philosophie normative qui ouvre le débat sur ce qui constitue « l'intérêt de la vie » ?
Je crois que bien des philosophes vont regagner la place du marché. En Europe, nous avons eu de nombreux exemples récents de philosophes professionnels qui osent à nouveau être normatifs.
Le but de la mission de la philosophie n'est pas de parvenir à des conclusions pesantes. En soulevant d'importantes ques tions et en encourageant l'analyse critique, cependant, chacun peut progresser dans la compréhension de ce qui est valable et de ce qui est digne d'un engagement.
Il y a quelque chose de profondément démocratique dans le projet philosophique : il a un lien direct avec tous les gens simplement parce qu'il aborde les questions concernant tout le monde.
« Le Monde de Sophie et la critique
Une science consommée du suspense
« Gaarder a eu recours aux ficelles et astuces des meilleurs auteurs de romans policiers. Avec une science consommée du suspense, digne des plus fins limiers, non dénué de sens poé tique proche du Petit Prince, notre auteur a bâti un récit romanesque enveloppé de mystère. Un peu à la manière des poupées russes, les chapitres de "philosophie appliquée" s'emboîtent les uns aux autres dans le récit, sous forme de dialogues "socratiques". Tenu en haleine par le développe ment de l'intrigue principale, le lecteur "avale la potion" sans qu'il y paraisse. »
Vera Kornicker, le Figaro littéraire Ludique et fantastique
« C'est le premier roman sur l'histoire de la philosophie telle qu'on a toujours rêvé qu'on la conte aux enfants... C'est un récit gigogne ludique et fantastique, une fable dont les personnages sont à la fois des paysages mentaux et des êtres de chair, et qui se nomment : Démocrite, Platon, Aris tote, saint Augustin, Copernic, Kant, etc. L'ouvrage est une réponse cinglante à tous ceux qui doutent de la nécessité de rendre la philosophie populaire, accessible à tous, joyeuse et poétique. »
Philippe Petit, l'Evénement du jeudi
La magie est là
« S'il y a assurément un truc, la magie est là : ce livre fait bien bel et bien penser. Il a le rare mérite d'aiguiser chez les jeunes lecteurs le goût d'aller s'abreuver ailleurs, à la source même des idées. Dans un style sans prétention, Gaarder réus sit ce que peu de pédagogues savent faire : éveiller l'interro gation sur soi-même, susciter le désir de réagir à la routine quotidienne, célébrer l'étonnement, qui est, on le sait, le pri vilège des fous, des philosophes et des enfants... Le Monde de Sophie n'est pas le manifeste d'une génération, mais il mérite, en tout cas, de figurer parmi ses livres de chevet. »