Elle ne portait même pas de timbre. N'avait même pas été postée. Elle avait été directement déposée dans sa cachette dans la vieille haie. Un autre mystère était qu'elle était humide par temps sec.
Le plus étrange restait malgré tout le foulard en soie. Le professeur de philosophie avait une autre élève, bon. Et cette autre élève avait égaré son foulard en soie, d'accord. Mais comment avait-elle fait pour l'égarer sous le lit de Sophie?
Et cet Alberto Knox... quel drôle de nom en vérité !
En tout cas cette lettre lui avait confirmé qu'il existait bel et bien un lien entre le professeur de philosophie et Hilde MOller Knag. Mais que le père de Hilde lui aussi se soit mis à intervertir les adresses, ça, c'était incompréhensible.
Sophie retourna le problème dans tous les sens pour com prendre quelle relation il pouvait bien y avoir entre Hilde et elle-même, puis poussa un soupir de résignation. L'inconnu avait écrit qu'ils se rencontreraient un jour. Et Hilde, la ren- contrerait-elle aussi ?
Elle retourna la feuille et découvrit de l'autre côté ces quelques phrases :
Existe-t-il une pudeur naturelle ?
La plus intelligente est celle qui sait qu 'elle ne sait pas.
La vraie connaissance vient de l'intérieur.
Celui qui sait ce qui est juste fera aussi ce qui est juste.
Sophie avait compris que les courtes phrases notées dans les enveloppes blanches avaient pour but de la préparer à la grande enveloppe suivante. Elle eut soudain une idée : pour quoi ne pas attendre simplement son messager dans sa cabane, puisque ce dernier allait venir directement ici avec l'enveloppe jaune ? Elle le ferait parler et ne lâcherait pas prise avant d'en savoir plus sur ce philosophe quel qu'il soit ! La lettre mentionnait que le messager était « petit ». Peut-être s'agissait-il d'un enfant?
Existe-t-il une pudeur naturelle ?
Sophie savait que « pudeur » était un mot vieux jeu pour exprimer la gêne qu'on éprouve par exemple à se montrer nu. Mais au fond était-ce naturel d'être gêné à cause de cela? Quelque chose de naturel était par définition quelque chose de partagé par tous les hommes. Mais justement, dans de nom breuses parties du monde, il était tout naturel d'être nu. Etait- ce donc la société qui déterminait ce qui était convenable ou pas ? Il aurait été par exemple impensable de bronzer les seins nus lorsque sa grand-mère étaitjeune, alors qu'aujourd'hui il n'y avait rien de plus naturel, bien que cela reste encore stric tement interdit dans de nombreux pays. Sophie se gratta la tête. Mais que venait faire la philosophie dans tout ça?
Elle passa à la seconde phrase : La plus intelligente est celle qui sait qu 'elle ne sait pas.
Plus intelligente que qui ? Si le philosophe entendait par là que celui qui est conscient de ne pas tout savoir entre ciel et terre est plus intelligent que celui qui en sait tout aussi peu, mais s'imagine au contraire connaître beaucoup de choses, alors oui, elle était évidemment d'accord. Sophie n'avait jamais vu les choses sous cet angle, mais plus elle y réfléchis sait, plus il lui apparaissait évident que se savoir ignorant est aussi une forme de savoir. Ce qui l'horripilait, c'était précisé ment ces gens qui la ramènent tout le temps, alors qu'ils ne savent même pas de quoi on parle.
Puis il y avait cette histoire de vraie connaissance qui viendrait de l'intérieur,.. Mais toute connaissance devait bien à un certain moment venir de l'extérieur avant d'entrer dans la tête des gens? D'un autre côté, Sophie se souvenait d'avoir vécu des situations où elle était totalement imper méable à ce que sa mère ou les professeurs à l'école vou laient lui faire apprendre. Elle n'avait réellement pu apprendre quelque chose qu'en y mettant du sien. Cela deve nait une évidence tout à coup, c'était sans doute ça qu'on appelait l'« intuition ».
Finalement, elle ne s'en sortait pas si mal avec ses pre miers exercices. Mais l'affirmation suivante était si bizarre qu'elle ne put s'empêcher de rire : Celui qui sait ce qui est juste fera aussi ce qui est juste.
Est-ce que cela signifiait qu'un malfaiteur qui braque une banque ne pouvait pas faire autrement? Sophie n'était pas d'accord. Elle pensait au contraire que les enfants comme les adultes pouvaient faire beaucoup de bêtises qu'ils regrettaient par la suite, et qu'ils agissaient parfois même contre leur propre conviction.
Tandis qu'elle réfléchissait à tout cela, elle perçut des cra quements dans les broussailles du côté de la forêt. Etait-ce déjà le messager? Le cœur de Sophie s'emballa. Elle fut envahie par un sentiment de peur en l'entendant approcher et respirer comme un animal.
L'instant d'après, un gros chien sortant de la forêt débou chait dans sa cabane. Ce devait être un labrador. Il tenait dans sa gueule une grande enveloppe jaune qu'il laissa tomber sur les genoux de Sophie. La scène se déroula si vite qu'elle eut à peine le temps de réagir. Quelques secondes plus tard, elle se retrouva avec la grande enveloppe entre les mains, et le chien jaune avait déjà filé vers la forêt. La scène se déroula si vite qu'elle s'effondra sous le choc : elle prit son visage entre les mains et fondit en larmes.