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Quand il fut à bout de souffle, incapable de continuer à hurler, les bras et les jambes lestés de plomb, les poumons en feu et le cœur sur le point de rompre, il se laissa tomber au pied du premier arbre qu’il rencontra.

Au bout d’un long moment, il s’adossa au tronc et se tourna face à la plaine. L’hystérie collective avait cessé et s’était transformée en un vaste brouhaha. La majorité des gens discutaient maintenant entre eux, bien que personne ne parût écouter ce que disaient les autres. Burton était trop loin pour entendre les conversations. Il voyait des hommes et des femmes qui s’embrassaient et se congratulaient, comme s’ils s’étaient connus dans leur existence précédente et voulaient se rassurer quant à la réalité de leur identité.

Il y avait un certain nombre d’enfants parmi la grande foule. Aucun, toutefois, ne semblait âgé de moins de cinq ans. Comme leurs aînés, ils étaient entièrement chauves. La moitié environ pleuraient, ancrés à la même place. Les autres pleuraient aussi, mais couraient d’une personne à l’autre en scrutant chaque visage d’un air angoissé. Ils cherchaient visiblement leurs parents.

Il commençait à respirer plus calmement. Il se leva et regarda autour de lui. L’arbre à côté duquel il se trouvait était un pin rouge (parfois improprement dénommé pin de Norvège) de plus de soixante mètres de haut. Un peu plus loin, il y avait un arbre d’une espèce qu’il ne connaissait pas. Il doutait qu’il en eût jamais existé de semblable sur la Terre. (Sans pouvoir avancer de raison précise pour le moment, Burton était certain de ne pas se trouver sur la Terre.) Cet arbre avait un tronc large et noueux, recouvert d’une écorce noirâtre, et une multitude de branches épaisses d’où pendaient des feuilles triangulaires de près de deux mètres de long. Elles étaient vertes, veinées de rouge. L’arbre avait une centaine de mètres de hauteur. Il y avait aussi d’autres espèces qui ressemblaient à des chênes, à des sapins, des ifs ou des araucarias.

Ici et là poussaient des bouquets de plantes à haute tige qui évoquaient un peu le bambou. Partout où il n’y avait ni arbres ni bambous, le sol était tapissé d’herbe. Pas un seul insecte n’était visible. Pas d’oiseaux non plus. Pas la moindre trace de vie animale.

Il chercha autour de lui quelque chose qui pût lui servir de bâton ou de gourdin. Il n’avait pas la plus petite idée du sort qui attendait l’humanité présente, mais si elle demeurait un peu plus longtemps livrée à elle-même, elle ne manquerait pas de retourner à son état normal. Une fois passé l’effet de choc, ce serait chacun pour soi, ce qui signifiait que certains seraient inévitablement brimés par d’autres.

Il ne découvrit aucune arme. Mais il s’avisa soudain que le cylindre de métal qu’il traînait derrière lui pourrait très bien en tenir lieu. Il le cogna violemment contre un arbre. Malgré son faible poids, il était d’une dureté extrême.

Il souleva le couvercle, articulé d’un seul côté à l’intérieur. Le cylindre contenait six anneaux de métal amovibles, espacés de manière à pouvoir maintenir en place le même nombre de récipients en forme de bol, d’assiette ou de plat rectangulaire. Tous ces récipients, d’un métal gris identique à celui du cylindre, étaient vides. Burton referma le couvercle. Nul doute qu’il découvrirait en temps voulu la fonction du cylindre.

Une chose était sûre, de toute façon. La résurrection n’avait pas produit des ectoplasmes éthérés et fragiles, mais de vigoureux organismes de chair, d’os et de sang.

Tout en se sentant encore détaché de la réalité, comme s’il avait été libéré des rouages du monde, il commençait à émerger du choc.

En premier lieu, il avait soif. Il lui faudrait descendre boire au fleuve, en espérant qu’il n’était pas empoisonné. A cette pensée, il ricana tout en frottant sa lèvre supérieure. Son doigt éprouva une curieuse sensation de vide. Puis il se rappela que son épaisse moustache avait disparu. Tout de même, quelle étrange idée lui était passée par la tête ! Imaginer des morts ressuscités pour être empoisonnés aussitôt après !

Il demeura longtemps sous son arbre. Il répugnait à retourner au milieu de cette foule bavarde, hystérique et geignarde, qu’il devait traverser pour atteindre le fleuve. Il était mieux là où il se trouvait, loin du bruit et de la terreur qui se propageaient comme une épidémie. S’il retournait là-bas, il avait peur de subir de nouveau la contagion de leurs émotions.

Il vit bientôt une silhouette se détacher des autres et avancer dans sa direction. Il s’aperçut aussi qu’il ne s’agissait pas d’une créature humaine.

C’est alors que Burton comprit que cette résurrection n’était pas l’une de celles que les religions avaient prophétisées. Il n’avait jamais cru au Dieu que décrivaient les chrétiens, les musulmans, les hindouistes ni aucun des tenants de toute autre foi. En fait, il n’était même pas sûr de croire à l’existence d’un quelconque Créateur. Il avait cru en Richard Francis Burton et en quelques rares amis. Et il avait été persuadé qu’à sa mort, le monde cesserait d’exister.

4.

Ressuscité dans cette vallée au bord d’un fleuve, il avait été impuissant à se défendre contre les doutes qui subsistent chez tout homme exposé dans sa jeunesse à un conditionnement religieux et, dans son âge adulte, à une société qui profite de la moindre occasion pour prêcher ses convictions.

En voyant, maintenant, approcher cette créature, il était sûr qu’il devait y avoir une explication non surnaturelle à tous ces phénomènes. Il y avait nécessairement une raison matérielle et scientifique à sa présence ici. Il n’avait pas besoin de faire appel aux mythes judéo-islamo-chrétiens pour cela.

La créature – visiblement du sexe mâle – était un bipède de deux mètres de haut. Sa peau était rose et son corps filiforme. Il possédait quatre doigts à chaque main et quatre longs orteils très minces à chaque pied. Deux taches incarnates ressortaient sur son torse au-dessous de ses mamelons masculins. Son visage était semi-humain. Deux demi-cercles noirs ressemblant à d’épais sourcils se prolongeaient jusqu’à ses pommettes saillantes, entièrement couvertes d’une sorte de duvet brun. Les narines étaient bordées à l’extérieur d’une fine membrane de deux millimètres de large. Le bout du nez était formé d’un cartilage épais fendu sur toute sa longueur. Les lèvres étaient minces et noires et pendaient comme des babines. Les oreilles n’avaient pas de lobes et leurs circonvolutions n’étaient pas humaines. Le scrotum semblait contenir plusieurs testicules de petite taille.

Il avait déjà vu cette créature flotter dans une rangée voisine de la sienne, dans cet endroit de cauchemar.

L’être s’arrêta à quelques pas de lui et sourit en exhibant des dents presque humaines.

— J’espère que vous parlez anglais, dit-il à Burton. Mais je connais aussi suffisamment de russe, de chinois ou d’hindoustani.

Burton ressentit un choc, comme si un chien ou un singe venait de lui adresser la parole.

— Vous avez l’accent américain du Middle West, répliqua-t-il. Vous vous exprimez très bien dans cette langue, quoique d’une manière un peu trop articulée.

— Merci du compliment. Je vous ai suivi jusqu’ici parce que vous semblez être la seule personne avec assez de bon sens pour vouloir s’éloigner de tout ce chaos. A propos, vous avez peut-être une théorie sur cette… comment dites-vous… résurrection ?

— Pas plus que vous, fit Burton. En fait, je n’en ai pas non plus sur votre propre existence, avant comme après la résurrection.