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Les épais sourcils de l’être frémirent, ce qui était, comme Burton devait l’apprendre par la suite, un signe de surprise ou de perplexité.

— Ah, non ? Comme c’est étrange ! J’aurais pourtant juré que pas un des six milliards de Terriens n’aurait manqué d’entendre parler de moi ou de me voir à la télé.

— La télé ?

De nouveau, les sourcils de l’être vibrèrent.

— Vous ne savez pas ce qu’est la… ?

Sa voix s’éteignit, puis il retrouva subitement son sourire.

— Bien sûr, que je suis bête ! Vous avez dû mourir avant mon arrivée sur la Terre !

— C’était à quelle époque ?

Les sourcils de l’être se soulevèrent (équivalent d’un plissement de front humain, comme Burton le découvrirait bientôt) et il murmura lentement :

— Voyons voir… je crois que ce serait, dans votre chronologie, en l’an 2002. Quand êtes-vous mort ?

— En 1890, sans doute, répondit Burton, à qui cette conversation faisait éprouver un sentiment accru d’irréalité.

Il explora sa bouche avec sa langue. Les dents du fond qu’il avait perdues lorsque le javelot somalien lui avait transpercé les joues avaient été remplacées. Par contre, il était resté circoncis. Mais tous les hommes qu’il avait vus au bord du fleuve étaient également circoncis, ce qui semblait d’autant plus étrange qu’il les avait entendus se lamenter en austro-allemand, en italien ou en slovène de la région de Trieste. A son époque, pratiquement aucun homme de ces pays n’aurait été circoncis.

— Du moins, ajouta-t-il, je ne me souviens de rien après le 20 octobre 1890.

— Aab ! s’exclama son interlocuteur. J’ai donc quitté ma planète environ deux cents ans avant votre mort. Ma planète ? C’était un satellite de l’étoile que vous autres Terrestres appelez Tau Ceti. Nous étions tous en animation suspendue. Quand notre vaisseau est arrivé à proximité de votre soleil, nous avons été automatiquement ranimés et… mais vous ne comprenez sans doute pas de quoi je parle ?

— Pas précisément. Les choses vont trop vite. Peut-être que vous me donnerez les détails plus tard. Comment vous appelez-vous ?

— Monat Grrautut. Et vous ?

— Richard Francis Burton, pour vous servir.

Il s’inclina légèrement en souriant. Malgré l’étrangeté et le caractère un peu répugnant de certains de ses traits physiques, il commençait à le trouver sympathique.

— Feu le capitaine sir Richard Francis Burton, reprit-il. Depuis peu consul de Sa Très Gracieuse Majesté dans le port austro-hongrois de Trieste.

— Elisabeth ?

— J’ai vécu au dix-neuvième siècle, pas au seizième.

— Il y a eu une reine Elisabeth en Grande-Bretagne au vingtième siècle, fit Monat.

Il se tourna en direction du fleuve et ajouta :

— Je me demande de quoi ils ont tous si peur ? Tous les êtres humains que j’ai rencontrés étaient ou bien certains qu’il n’existe pas de vie après la mort, ou bien persuadés d’avoir droit à un traitement de faveur dans l’au-delà.

Burton ricana :

— Ceux qui ont nié l’au-delà croient qu’ils se retrouvent en enfer pour l’avoir nié. Ceux qui se croient au paradis sont choqués, j’imagine, de se retrouver tout nus. Voyez-vous, la plupart de nos gravures représentaient un au-delà peuplé de gens nus en enfer et habillés au paradis. Par conséquent, si vous ressuscitez en costume d’Adam, c’est que vous êtes en enfer.

— Cela semble vous amuser.

— Je m’amusais moins il y a quelques instants. Le choc a été rude. Très rude. Mais en vous voyant ici, j’ai pensé que les choses ne sont pas ce que les gens avaient cru qu’elles seraient. C’est d’ailleurs rarement le cas. Quant à Dieu, s’il doit faire son apparition, il ne semble pas trop pressé. Pour moi, il doit y avoir une explication à tout cela, mais elle ne correspond à aucune des conjectures dont j’ai entendu parler sur la Terre.

— Je ne crois pas que nous soyons sur la Terre, dit Monat en levant vers le ciel un long doigt effilé pourvu de cartilage à la place de l’ongle. Si vous regardez bien dans cette direction, en vous abritant les yeux, vous verrez un deuxième corps céleste à côté du soleil. Et ce n’est pas la lune.

Burton se fit une visière de ses mains, le cylindre sur son épaule, et regarda l’endroit indiqué. Il aperçut effectivement quelque chose de légèrement brillant qui était beaucoup plus petit que la lune.

— Une étoile ? demanda-t-il en baissant les bras.

— Il y a des chances. J’ai cru apercevoir d’autres corps célestes un peu partout, mais nous devrons attendre la nuit pour être fixés.

— Savez-vous où nous sommes ?

— Je n’en ai pas la moindre idée.

Monat fit un geste en direction du soleil.

— Puisqu’il est en train de monter, c’est qu’il redescendra et qu’il fera nuit en principe. Je pense que le mieux à faire serait de nous préparer à affronter l’obscurité. Ou n’importe quoi d’autre. La température est agréable pour le moment, mais rien ne dit qu’il ne fera pas froid ce soir, ou qu’il ne pleuvra pas. Nous avons besoin d’un abri. Il nous faut aussi songer à nous nourrir. Bien que ce truc-là (il désigna le cylindre) serve apparemment à cela.

— Qu’est-ce qui vous fait croire ça ? demanda Burton.

— J’ai regardé à l’intérieur du mien. Il contient des assiettes et des tasses vides. Il faut bien que quelqu’un les remplisse.

Burton avait l’impression de regagner prise sur le concret. La créature – le Tau Cetien ! – tenait un langage si pragmatique et raisonnable qu’il fournissait un point d’ancrage à ses sens à la dérive. Malgré son aspect étrange, le Tau Cetien rayonnait largement d’une amitié qui lui faisait chaud au cœur. En plus de cela, quelqu’un qui venait d’une civilisation capable de franchir des milliards et des milliards de kilomètres d’espace interstellaire devait posséder des connaissances et des ressources extrêmement précieuses.

D’autres personnes avaient commencé à se séparer de la foule. Un groupe d’une dizaine d’hommes et de femmes marcha lentement vers eux. Certains étaient en train de parler, mais d’autres étaient hagards et silencieux. Ils ne semblaient pas avoir de but défini. Ils donnaient l’impression de flotter comme un nuage porté par le vent. Arrivés à proximité de Monat et de Burton, ils s’immobilisèrent.

Le regard de Burton fut attiré par une silhouette qui suivait le groupe. Si Monat était manifestement non humain, ce spécimen-là devait être sous-humain ou bien pré-humain. Il n’avait pas plus d’un mètre cinquante de haut. Son corps était trapu et puissamment musclé. Sa tête était inclinée en avant au bout d’un cou épais en forme d’arc de cercle. Son front était bas et fuyant, son crâne étroit et long et ses yeux enfoncés dans d’énormes arcades supraorbitaires. Son nez était étalé avec des narines béantes. Son prognathisme faisait ressortir ses lèvres fines. Il avait sans doute été velu des pieds à la tête dans une autre existence, mais pour le moment il était glabre comme tout le monde.

Ses mains énormes semblaient capables d’extraire l’eau d’une pierre en la pressant.

Il ne cessait de regarder derrière lui comme s’il craignait d’être attaqué par surprise. Les autres humains s’écartaient à son approche. Puis quelqu’un alla à sa rencontre et lui dit quelque chose. Il ne s’attendait visiblement pas à être compris, mais sa voix, quoique légèrement rauque, était douce et rassurante.

Le nouveau venu était un jeune homme athlétique qui mesurait un mètre quatre-vingts. Il avait des traits harmonieux quand Burton le voyait de face, mais un profil comiquement anguleux. Ses yeux étaient verts.