Après avoir soigneusement replacé la plaquette dans la doublure du tissu, il reprit son chemin en direction de la hutte. A ce moment-là, son regard se posa au sommet des montagnes infranchissables qui bordaient la vallée à l’ouest et il crut apercevoir quelque chose.
C’était comme une lueur intermittente qui se déplaçait sur un fond de poussière cosmique. Quelques secondes plus tard, elle réapparut sous la forme d’un objet noir hémisphérique surgi du néant pour disparaître aussitôt après.
Une seconde machine volante apparut alors brièvement, à une altitude plus basse, puis disparut comme la première.
Les Ethiques étaient venus le chercher. Bientôt, les citoyens de Sevieria se demanderaient avec étonnement ce qui les avait fait dormir pendant une heure ou plus.
Il n’avait plus le temps de retourner à la hutte pour réveiller les autres. S’il attendait une seconde de plus, il serait pris au piège.
Il courut vers le Fleuve, plongea et se mit à nager vers l’autre rive, distante de deux kilomètres cinq cents. Il n’avait pas franchi quarante mètres quand il sentit la présence d’une énorme masse au-dessus de lui. Il se mit sur le dos pour voir de quoi il s’agissait. Il ne distingua tout d’abord que l’éclat laiteux des étoiles qui illuminaient le ciel. Puis soudain, à quinze mètres au-dessus de lui, un énorme disque se matérialisa pour disparaître presque aussitôt et reparaître, une fraction de seconde plus tard, à quelques mètres seulement au-dessus de sa tête.
Ils possédaient donc un moyen de le repérer à distance, même sans visibilité !
— Bande de chacals ! hurla-t-il. Vous vous croyez les plus forts, mais vous ne m’aurez pas !
D’un puissant coup de reins, il plongea et nagea vers le fond. L’eau devint froide. Ses tympans commencèrent à lui faire mal. Bien qu’il eût les yeux ouverts, il ne voyait absolument rien. Soudain, il se sentit secoué par un courant violent qui venait du haut. Une énorme masse liquide était en déplacement.
Il comprit que la machine volante avait plongé à sa poursuite.
Il ne lui restait plus qu’une seule issue. Ils auraient son cadavre, mais rien d’autre. Il leur échapperait. Il renaîtrait ailleurs au bord du Fleuve. Il se montrerait plus fort qu’eux. Il leur rendrait coup pour coup.
Il ouvrit la bouche et aspira profondément par le nez et la gorge, malgré le réflexe qui lui faisait serrer les lèvres pour refuser la mort spasmodique. Il savait, abstraitement, qu’il allait revivre, mais les cellules de son corps refusaient d’admettre cette vérité. Elles luttaient pour survivre en ce moment même et non dans un avenir seulement probable. Mais pour elles, la partie était déjà perdue. Elles ne purent qu’arracher à sa gorge inondée un long cri de désespoir étranglé.
22.
— Yaaaaaaaah !
Le cri le fit bondir dans l’herbe comme s’il venait de sauter d’un tremplin. Contrairement à ce qui s’était passé la première fois, il n’était pas désorienté par cette nouvelle résurrection. Il s’était attendu à se réveiller dans l’herbe au bord du Fleuve, à proximité d’une pierre à graal. Par contre, ce qu’il n’avait pas prévu, c’était cette bataille de géants qui se déroulait autour de lui.
Sa première pensée fut de chercher une arme. Il ne voyait rien à portée de sa main à part le graal qui accompagnait toujours les ressuscités et quelques carrés de tissus de tailles et de couleurs variées. Il saisit la poignée de son graal et attendit de pied ferme. S’il le fallait, il s’en servirait comme d’une massue. Le cylindre était léger, mais très dur et pratiquement indestructible.
A en juger d’après leur apparence, cependant, les monstres qui l’entouraient devaient être capables de supporter des coups de graal pendant toute une journée sans s’en trouver plus mal. La plupart mesuraient au moins deux mètres cinquante et certains devaient atteindre trois mètres. Leur torse massif et puissamment musclé avait un mètre de large. Leur corps était humain, ou presque, et leur peau était couverte de longs poils roux ou bruns. Ils n’étaient peut-être pas aussi velus que des chimpanzés, par exemple, mais ils dépassaient sur ce plan tous les êtres humains que Burton – qui s’y connaissait en spécimens d’humanité hirsute – avait pu rencontrer au cours de sa vie.
C’était leur visage, surtout, qui leur donnait un aspect inhumain et effrayant, encore accentué par les cris de guerre qu’ils poussaient. Sous leur front oblique, sans la moindre courbe au-dessus des yeux, courait un os épais qui se prolongeait en une double orbite massive. Les yeux, bien qu’aussi grands que ceux de Burton, paraissaient petits par rapport au visage grossier dans lequel ils étaient enfoncés. Les pommettes, proéminentes, accentuaient le creux des joues. Le nez, de taille impressionnante, donnait à ces géants une allure de singes proboscidiens.
Dans d’autres circonstances, le spectacle qui se déroulait sous ses yeux aurait peut-être amusé Burton. Mais pour le moment, il se contentait d’écouter avec inquiétude les rugissements, plus caverneux que ceux d’un lion, qui s’échappaient du thorax des monstres, dont les mâchoires puissantes, ornées de dents à l’aspect redoutable, auraient fait reculer n’importe quel grizzly. Dans leurs poings, aussi gros que la tête de Burton, ils tenaient des massues ou des haches de pierre avec lesquelles ils faisaient de terribles moulinets. Quand le bois ou la pierre rencontrait un os, on entendait un craquement semblable à celui d’une bûche fendue. Parfois, c’était la massue elle-même qui se brisait.
Burton eut à peine le temps de jeter un coup d’œil autour de lui. La lumière était encore faible. Le soleil venait à peine de se lever au-dessus des montagnes de l’autre côté du Fleuve. L’air était beaucoup plus froid ici que dans les autres endroits de la planète qu’il avait connus, à l’exception de ses rares et vaines tentatives d’escalader les parois presque verticales des chaînes montagneuses qui barraient l’horizon.
Soudain, l’un des géants, qui venait de se débarrasser de son adversaire et en cherchait un autre, aperçut Burton. Ses yeux s’écarquillèrent. Pendant quelques secondes, il parut aussi stupéfait que l’avait été Burton à son réveil. Sans doute n’avait-il jamais vu, lui non plus, de créature semblable. Quoi qu’il en soit, il ne lui fallut pas longtemps pour surmonter sa surprise. Il poussa un rugissement rauque, enjamba le corps ensanglanté de sa victime et se rua dans la direction de Burton en brandissant une hache d’une taille propre à assommer un éléphant.
Burton n’attendit pas pour prendre la fuite. Il se mit à courir droit devant lui, le graal à la main. S’il le perdait, autant mourir tout de suite. Sans lui, il serait condamné à périr de faim ou à se nourrir uniquement de poissons et de pousses de bambou.
Il avait presque réussi à semer son poursuivant quand il voulut se faufiler entre deux groupes de titans occupés à se livrer combat. D’un côté, deux adversaires enlacés essayaient de se faire mordre la poussière tandis que de l’autre un géant reculait devant son adversaire qui faisait tournoyer sa massue. Burton était presque passé lorsque les deux lutteurs perdirent en même temps l’équilibre et dégringolèrent sur lui.
Par bonheur, il courait si vite qu’il ne fut pas écrasé sous leur masse ; mais le bras de l’un d’eux heurta au passage son talon gauche avec une telle violence que son pied fut cloué au sol. Il trébucha en poussant un cri. Il devait avoir le pied cassé et la douleur se répercutait le long de ses muscles jusqu’en haut de sa cuisse.
Il essaya tout de même de se relever pour se diriger en boitant vers le Fleuve. Une fois dans l’eau, il pourrait peut-être s’éloigner à la nage, s’il parvenait à surmonter la douleur. Mais il n’eut pas le temps de faire deux pas lorsqu’il se sentit soulevé par-derrière et projeté en l’air.