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Il accomplit plusieurs tours sur lui-même et, avant d’avoir pu amorcer son mouvement de descente, se trouva saisi au vol par un énorme poing qui lui enserrait la poitrine comme un étau. Il ne parvenait plus à respirer. Il avait l’impression que sa cage thoracique allait être enfoncée par les énormes doigts qui le maintenaient.

Il avait réussi, malgré tout, à garder son graal à la main. Instinctivement, il le fit tournoyer pour l’abattre sur l’épaule du géant. Celui-ci, sans s’émouvoir autrement que s’il avait eu à chasser une mouche, interposa le manche de sa hache qui heurta le cylindre et l’arracha des mains de Burton.

Le titan ricana. Il tenait toujours Burton à bout de bras, comme si les quatre-vingt-dix kilos de l’explorateur ne représentaient rien pour lui. Puis il rapprocha son visage pour mieux examiner sa prise.

Pendant quelques instants, Burton vit de près les yeux bleus du géant, enfoncés sous des arcades osseuses proéminentes. Les ailes de son nez énorme étaient veinées de nombreux vaisseaux éclatés. Ses lèvres étaient saillantes non pas parce qu’elles étaient épaisses, comme il l’avait cru tout d’abord, mais à cause de son prognathisme accentué.

Soudain, le titan se mit à rugir et souleva Burton au-dessus de sa tête. L’explorateur se débattit, conscient de la futilité de ses efforts mais refusant de se soumettre comme un vulgaire lapin. Tout en essayant de se dégager, il enregistra, dans un coin de son cerveau, un certain nombre de renseignements intéressants sur ce qui l’entourait.

Tout d’abord, il avait remarqué en se réveillant la position du soleil, qui se levait à peine au-dessus des cimes. Or, bien que plusieurs minutes se fussent écoulées depuis ce moment-là, l’astre était toujours à la même place. Il n’avait pas bougé par rapport aux montagnes.

D’autre part, la pente de la vallée lui donnant une vue plongeante sur une distance de six kilomètres au moins, il constata une chose surprenante : la pierre à graal au pied de laquelle il avait ressuscité était la dernière de la plaine. Au delà, il n’y en avait pas d’autre.

Il était arrivé au bout du chemin. Ou bien au commencement du Fleuve.

Il n’avait ni le temps ni l’envie de s’interroger sur la signification de tous ces détails. Il se contentait de les enregistrer dans sa mémoire entre deux séquences de douleur, de rage ou de terreur. Mais au moment où le géant allait abattre sa hache pour fracasser le crâne de sa victime impuissante, quelque chose d’imprévu se passa : le titan se raidit et poussa un cri aigu. Pour Burton, cela fit l’effet d’un sifflet de locomotive qui aurait soudain résonné à ses oreilles. L’étreinte du géant se relâcha au même instant et Burton retomba à terre. La douleur à son pied fut alors telle qu’il perdit conscience.

Quand il revint à lui, quelques instants plus tard, il dut serrer les dents pour s’empêcher de hurler. Il s’assit en gémissant et ce fut comme si une boule de feu, éclipsant la lumière pâle du jour, remontait le long de sa jambe. La bataille faisait toujours rage autour de lui, mais personne pour l’instant ne semblait se soucier de lui. A quelques pas de là gisait le titan qui avait failli le tuer. Son crâne, d’apparence assez massive pour résister à des coups de bélier, avait été défoncé.

A côté de ce cadavre épais comme un tronc d’arbre, rampait un blessé de taille plus modeste. En le voyant, Burton oublia instantanément sa douleur. L’homme qui se traînait ainsi lamentablement au milieu des titans n’était autre que Hermann Goering !

Ils avaient été ressuscites exactement au même endroit. La coïncidence était troublante, mais ce n’était pas le moment de réfléchir à toutes ses implications. La douleur se faisait sentir de plus belle. En outre, Goering essayait de lui dire quelque chose.

Il était vraiment en piteux état. Il avait perdu l’œil droit et sa joue était fendue de l’oreille à la commissure des lèvres. Tout son corps était ensanglanté. Il avait une main complètement écrasée et une côte brisée sortait de sa poitrine. C’était un miracle qu’il fût encore en vie et qu’il eût pu se traîner jusque-là.

— Vous… vous avez… fit-il en allemand dans un souffle rauque.

Puis il s’écroula. Un flot de sang noir jaillit de sa bouche et inonda la jambe de Burton. Ses yeux devinrent vitreux.

Burton se demandait s’il saurait un jour ce que Goering avait voulu lui dire. Mais cela n’avait pas tellement d’importance. Des choses plus urgentes sollicitaient son attention.

A une dizaine de mètres de là, deux titans lui tournaient le dos. Ils haletaient. Sans doute se reposaient-ils un peu avant de retourner dans la mêlée. Mais à la grande surprise de Burton, l’un d’eux se mit à parler à l’autre.

Aucun doute n’était possible. Ce n’étaient plus des cris inarticulés, mais bien un langage. Naturellement, Burton ne le comprenait pas. Lorsque le premier géant eut fini de parler, le second répondit par une phrase modulée et manifestement syllabique.

Ce n’étaient donc pas des singes préhistoriques que Burton avait sous les yeux, mais bien des hommes appartenant à une espèce inconnue de la science du vingtième siècle, puisque son ami Frigate lui avait décrit tous les fossiles humains connus jusqu’en 2008 après J.— C.

Allongé, le dos contre la carcasse du géant mort, il écarta du revers de la main les longs poils roux qui se collaient à son visage. Il luttait contre la douleur qui le transperçait et la nausée qui le gagnait peu à peu. S’il remuait ou s’il faisait du bruit, il risquait d’attirer l’attention des deux géants qui se précipiteraient sur lui pour l’achever. Mais d’un autre côté, quelle importance ? Handicapé par ses blessures, dans une région peuplée par de tels monstres, quelles chances avait-il de survivre normalement ?

Le pire n’était pas la douleur qu’il ressentait au pied. C’était l’idée que dès son premier voyage par ce qu’il appelait « la voie suicide express » il avait atteint le but qu’il s’était fixé.

Il avait estimé lui-même qu’il n’avait qu’une chance sur dix millions de parvenir à cet endroit, et il aurait pu se noyer volontairement des milliers de fois avant d’y arriver. Pourtant, par un fantastique coup de chance, il avait réussi dès la première fois. L’occasion ne se représenterait peut-être jamais plus. Et le plus idiot, dans tout cela, c’était qu’il allait mourir !

Le soleil, encore à moitié caché par le sommet des montagnes, s’était légèrement déplacé parallèlement à celles-ci. Burton se trouvait à l’endroit précis dont il avait postulé l’existence, et il y était parvenu du premier coup. Impuissant, il était en train d’assister à sa propre mort. Il n’y voyait presque plus et la douleur commençait à s’estomper. La faiblesse qu’il ressentait ne provenait pas seulement de son pied cassé. Il devait souffrir d’une hémorragie interne.

Il tenta une nouvelle fois de se mettre debout. Il ne voulait pas mourir couché. Il brandirait le poing à la face du destin railleur et maudirait la mort quand elle viendrait le prendre.

23.

L’aile rouge de l’aube lui effleurait les yeux.

Il se leva, sachant que ses blessures étaient guéries mais incapable d’y croire vraiment. Il y avait à côté de lui un graal et six morceaux de tissu soigneusement pliés, de tailles, d’épaisseurs et de couleurs variées.

A quelques mètres de là, un homme, nu comme lui, se dressa dans l’herbe drue. En le reconnaissant, Burton fut parcouru par un frisson glacé. Les cheveux blonds, le visage joufflu et les yeux bleu pâle étaient ceux de Hermann Goering.