L’Allemand semblait encore plus surpris que lui. Il parla lentement, comme un homme qui émerge d’un profond sommeil.
— Il se passe quelque chose de très anormal.
— Ces coïncidences sont troublantes, en effet, reconnut Burton.
Il n’en savait pas plus que les autres ressuscités sur les étranges lois qui régissaient la vie et la mort des humains dans la vallée du Fleuve. Il n’avait jamais assisté en personne à la résurrection de quelqu’un d’autre, mais il s’était intéressé à la question et avait entendu de nombreux récits. En général, le processus se déroulait à l’aube, au moment précis où le soleil émergeait derrière les sommets inaccessibles des montagnes de l’est. Il y avait alors comme un miroitement de l’air, toujours à proximité immédiate d’une pierre à graal. Le temps d’un battement d’aile, cette distorsion se concrétisait et un homme, une femme ou un enfant nu apparaissait dans l’herbe en même temps que l’indispensable graal et les carrés de tissus multicolores.
Burton estimait qu’un million d’êtres humains mouraient ainsi chaque jour parmi les trente-cinq à quarante milliards que contenait la vallée. Naturellement, il ne disposait d’aucune statistique réelle pour fonder cette affirmation, mais il calculait qu’en l’absence de maladies (à part les troubles mentaux) ou de causes naturelles, les guerres, les crimes, les suicides, les accidents et les exécutions devaient alimenter dans cette proportion plus ou moins régulière le roulement des « petites résurrections », comme tout le monde avait appris à les appeler.
Une chose était certaine, cependant : jamais deux personnes n’étaient mortes ensemble pour ressusciter en même temps et au même endroit. C’était le hasard absolu qui déterminait le lieu de résurrection. Du moins, tout le monde le croyait.
On pouvait à la rigueur concevoir qu’une telle chose se produisît une fois, bien que les chances fussent à peu près de l’ordre de une sur vingt millions. Mais qu’elle se reproduise deux fois de suite comme c’était le cas pour Goering et pour lui, cela tenait du miracle.
Or, Burton ne croyait pas aux miracles. Si c’était arrivé, cela pouvait s’expliquer par des causes physiques et matérielles – à condition d’être en possession de tous les éléments.
Comme ce n’était pas son cas, il décida de ne plus y penser pour le moment. Il avait un autre problème plus urgent à régler. Ce problème était : que faire de Goering ?
L’Allemand connaissait son identité et pouvait le livrer aux Ethiques qui le cherchaient.
Jetant un rapide coup d’œil autour de lui, Burton aperçut un groupe d’hommes et de femmes qui venaient dans leur direction avec des intentions apparemment amicales. Il avait donc le temps d’échanger à peine quelques mots avec Goering.
— Je pourrais vous tuer encore ou même me suicider, lui dit-il à voix basse. Mais je ne désire faire ni l’un ni l’autre, pour l’instant. Je vous ai déjà expliqué pourquoi vous étiez dangereux pour moi. Je ne devrais pas faire confiance à une hyène perfide comme vous, mais il y a en vous quelque chose de changé, quelque chose que je n’arrive pas encore à discerner très bien. C’est pour cette raison que…
Goering, dont le pouvoir de récupération était grand, parut sortir de son état de choc. Un sourire rusé se forma sur ses lèvres et il murmura :
— Vous êtes en mon pouvoir, en quelque sorte, n’est-ce pas ?
En voyant la grimace que faisait Burton, il ajouta vivement, la main levée comme pour se protéger :
— Mais je vous jure que je ne révélerai votre identité à personne ! Je ne ferai rien qui puisse vous nuire. Même si vous n’êtes pas mon ami, vous représentez au moins un visage connu dans un environnement étranger. Il est bon d’avoir auprès de soi quelqu’un de familier. Je suis bien placé pour le savoir. J’ai trop longtemps souffert de la solitude et du désespoir. J’ai cru devenir fou. C’est en partie pour cela que je me suis drogué. Croyez-moi, je n’ai aucune envie de vous trahir.
Burton n’était pas disposé à le croire, mais il estimait pouvoir lui faire confiance au moins pendant un certain temps. Goering avait besoin d’un allié jusqu’à ce qu’il sache à quoi s’en tenir sur les intentions et les possibilités de la population locale. En outre, il y avait ce changement que Burton avait remarqué en lui. Peut-être l’Allemand commençait-il à s’amender ?
Non, se dit-il. Ce n’est pas le moment de faire du sentiment. Malgré tes airs et tes propos cyniques, tu as toujours eu le pardon facile envers ceux qui t’ont offensé. Quand cesseras-tu d’être si naïf ?
Trois jours plus tard, il n’était toujours pas fixé en ce qui concernait Goering.
Burton se faisait passer pour un certain Abdul ibn Harun, citoyen du Caire au dix-neuvième siècle. Plusieurs raisons l’avaient conduit à adopter cette identité. Entre autres, il parlait parfaitement l’arabe, et en particulier l’égyptien de cette période. Le fait de pouvoir se coiffer d’un turban qui dissimulait la moitié de sa tête n’était pas pour lui déplaire dans de telles circonstances. Quant à Goering, il n’avait pas, jusqu’à présent, dit quoi que ce soit qui pût trahir son déguisement. Burton en était à peu près certain, car ils ne se quittaient pratiquement pas d’une semelle. Ils logeaient dans la même hutte en attendant d’être mis au courant des coutumes locales et d’arriver au terme de la période d’isolement probatoire obligatoire pour tout étranger. Durant cette période, ils furent surtout soumis à un entraînement militaire intensif. Burton, qui avait été une des plus fines lames de son époque et était rompu à toutes les techniques de combat, fut rapidement accepté comme une recrue de choix. En fait, on lui promit de le nommer instructeur dès qu’il aurait suffisamment maîtrisé la langue locale.
De son côté, Goering gagna presque aussi rapidement le respect de ceux qui l’entouraient. Quels que fussent ses défauts par ailleurs, il ne manquait ni de courage, ni de force, ni d’entrain dans le maniement des armes. Il savait se rendre agréable quand cela servait ses desseins et apprenait à s’exprimer dans la nouvelle langue avec presque autant de facilité que Burton. Il ne tarda pas à acquérir et à exercer une autorité digne de l’ancien Reichsmarschall de l’Allemagne hitlérienne.
La région, située sur la rive occidentale, était principalement habitée par des gens dont Burton, malgré l’étendue de ses connaissances, ne comprenait pas la langue. Quand il l’eut suffisamment maîtrisée pour les interroger, il apprit qu’ils étaient originaires d’une époque située au commencement de l’âge du bronze et qu’ils avaient vécu quelque part en Europe centrale. Certaines de leurs coutumes étaient assez curieuses, en particulier celle qui consistait à s’accoupler en public. Burton, qui avait contribué à fonder, en 1863, la Société royale d’anthropologie de Londres, et qui en avait vu d’autres au cours de ses voyages d’exploration sur la Terre, trouvait cela particulièrement intéressant. Sans aller jusqu’à imiter ses hôtes, il les regardait faire sans se scandaliser.
Par contre, ce fut avec plaisir qu’il adopta une autre de leurs coutumes, qui consistait à se peindre une moustache au-dessus de la lèvre. Les hommes regrettaient que la résurrection les eût définitivement privés de leur barbe et de leur prépuce. Ils ne pouvaient rien faire en ce qui concernait le second outrage, mais pour le premier c’était possible dans une certaine mesure. Il leur suffisait pour cela de se badigeonner le menton et le dessus de la lèvre avec une teinture à base de charbon pilé, de colle de poisson, de tanin et de divers autres ingrédients. Les plus fanatiques se servaient de cette mixture pour se faire tatouer, opération pénible et longue exécutée au moyen de fines aiguilles de bambou.