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Burton était maintenant doublement déguisé, mais il était toujours à la merci d’un homme capable de le trahir à la première occasion. Ce qui lui convenait d’ailleurs, dans une certaine mesure, car il ne demandait pas mieux que d’attirer sur lui l’attention d’un Ethique, tout en ne voulant pas que celui-ci pût établir son identité à coup sûr.

Par-dessus tout, Burton voulait avoir la certitude qu’il pourrait s’échapper à temps si le filet commençait à se refermer sur lui. C’était là un jeu dangereux – la corde raide au-dessus d’une fosse pleine de loups affamés – mais il était décidé à le jouer jusqu’au bout. Il ne prendrait la fuite qu’en cas de nécessité absolue. Entre-temps, il serait le gibier à l’affût du chasseur.

La Tour Noire et le Grand Graal demeuraient à l’horizon de chacune de ses pensées. A quoi bon, en effet, jouer ainsi au chat et à la souris, si la possibilité existait de donner l’assaut aux remparts de la citadelle qui, supposait-il, abritait le quartier général des Ethiques ? Ou, si parler d’assaut était exagéré, de s’introduire dans la Tour comme une souris qui se glisse dans une maison. Pendant que les chats regarderaient ailleurs, la petite souris en profiterait pour entrer, et plus tard se transformerait en tigre.

A cette pensée, il éclata de rire, ce qui lui valut un coup d’œil intrigué des deux hommes avec qui il partageait sa hutte : Goering et un Anglais du dix-septième siècle qui s’appelait John Collop. S’il avait ri ainsi, à vrai dire, c’était en partie pour se moquer de lui-même, parce qu’il trouvait cocasse l’idée de se comparer à un tigre. Comment penser qu’à lui tout seul, il était capable de se dresser contre des êtres qui avaient bâti une planète, ressuscité des milliards de morts et qui demeuraient les gardiens du troupeau rappelé à la vie ?

Il contempla ses mains en se disant qu’elles représentaient peut-être, avec le cerveau qui les guidait, la fin des Ethiques. Pourquoi en était-il ainsi ? Quelle menace recelait-il ? Il l’ignorait. La seule chose certaine, c’était que les Ethiques avaient peur de lui. Si seulement il savait pourquoi…

Il n’y avait pas eu que de la dérision dans son rire. L’autre moitié de lui-même était convaincue qu’il était bien un tigre lâché parmi les hommes. L’homme n’est rien d’autre que ce qu’il pense être, murmura-t-il pour lui tout seul.

— Je trouve que vous avez un rire curieux, lui dit Goering. Beaucoup trop féminin pour quelqu’un d’aussi viril que vous. Cela fait penser à… à une pierre qui ricoche sur la surface gelée d’un lac. Ou bien au rire d’un chacal.

— Je tiens du chacal et de l’hyène, répliqua Burton. C’est du moins ce que prétendaient mes ennemis. Et ils avaient raison. Mais il n’y a pas que cela en moi.

Il se leva de son lit et se mit à faire quelques mouvements pour assouplir ses muscles engourdis par le sommeil. Encore quelques minutes et ce serait l’heure d’aller avec ses compagnons recharger les graals au bord du Fleuve. Ensuite, ce serait la corvée de chambrée, pendant une heure, puis l’exercice et l’entraînement au maniement des armes : le javelot, la massue, la fronde, le glaive d’obsidienne, l’arc et la hache de pierre. Ensuite, combat à mains nues. Une heure de repos pour déjeuner et bavarder un peu. Une heure d’étude de la langue. Deux heures de terrassement : participation à la construction des remparts qui protégeaient la frontière nord du petit Etat. Une demi-heure de repos, puis un peu de course à pied : un quinze cents mètres obligatoire, pour maintenir la forme. Ensuite, le dîner, avec au menu l’inévitable contenu des graals. La soirée était libre, sauf pour ceux qui avaient une garde ou une corvée quelconque à accomplir.

Un tel programme et de telles activités étaient devenus chose courante dans les innombrables petits Etats qui bordaient le Fleuve. Presque partout, les hommes étaient en guerre ou se préparaient à la faire. Chaque citoyen devait se maintenir en forme et apprendre à se battre au mieux de ses possibilités. D’un autre côté, l’entraînement militaire représentait une occupation. Cette vie martiale était peut-être monotone, mais elle valait mieux, tout compte fait, que de rester les bras croisés à chercher comment se distraire. Les Terriens étaient libérés de nombreux soucis : l’argent, la nourriture, le loyer, les factures et les innombrables occupations qui faisaient l’existence de tous les jours. Mais ce n’était pas forcément un bienfait. Il restait un combat à livrer contre le principal ennemi, l’ennui, et la principale préoccupation de tous les dirigeants des Etats riverains était de gagner ce combat.

La vallée aurait pu être un véritable paradis. Au lieu de cela, elle était ravagée par d’innombrables guerres. Pour certains, une telle situation était regrettable. Mais pour la plupart, elle était non seulement souhaitable mais inévitable. La guerre donnait du piquant à la vie et contribuait à vaincre le désœuvrement. La cupidité et l’agressivité de l’homme pouvaient s’y exercer à loisir.

Après dîner, hommes et femmes étaient libres de faire ce qu’ils voulaient, à condition de n’enfreindre aucun règlement. On pouvait échanger les cigarettes et l’alcool, ou le poisson péché dans le Fleuve, contre toutes sortes d’objets : des arcs et des flèches, des boucliers, de la vaisselle, des meubles, des flûtes en bambou, des trompettes d’argile, des tambours tendus de peau humaine ou de peau de poisson, des pierres précieuses (d’une extrême rareté en cet endroit du Fleuve), des colliers de jade ou de bois sculpté, des bijoux fabriqués avec l’épine dorsale, magnifiquement teintée et articulée, des poissons de grande eau, des miroirs d’obsidienne, des chaussures et des sandales, des dessins au fusain, du papier de bambou (article très rare et coûteux), de l’encre, des plumes fabriquées avec des épines de poissons, des chapeaux tressés avec les longues herbes fibreuses des collines, des crécelles, des chariots pour dévaler les pentes des collines, des harpes de bois dont les cordes étaient des boyaux de « dragons du Fleuve », des anneaux de bois dont on s’ornait les doigts et les orteils, des statues d’argile et bien d’autres choses encore, utilitaires ou ornementales.

Bien sûr, il y avait aussi l’amour, mais pour l’instant Burton et ses deux compagnons n’avaient pas droit à ce genre de distraction. Plus tard, quand ils seraient admis comme citoyens à part entière, ils pourraient choisir une compagne et s’installer dans des huttes séparées.

John Collop était un jeune homme petit et frêle d’apparence. Ses longs cheveux dorés, son visage mince mais harmonieux, ses grands yeux bleus aux longs cils noirs et effilés lui donnaient un air doux et légèrement efféminé. Dès sa première conversation avec Burton, il s’était présenté en ces termes :

— Je suis sorti des ténèbres de la matrice maternelle pour entrer dans la lumière de Dieu et de la Terre en 1625. Beaucoup trop vite, à mon gré, je suis retourné à la matrice de la Mère Nature, ne doutant pas de la Résurrection, avec raison, comme vous pouvez le constater. Je dois néanmoins avouer que cet au-delà n’est pas tout à fait celui que la religion m’avait laissé entrevoir. Mais comment de pauvres pasteurs aveugles guidant un troupeau égaré auraient-ils pu connaître la vérité ?

Collop ne tarda pas à admettre qu’il appartenait à l’Eglise de la Seconde Chance. En entendant cela, Burton avait haussé un sourcil. Ce n’était pas la première fois qu’il entendait parler de cette nouvelle religion, en des points très éloignés du Fleuve. Bien qu’il s’intitulât athée et infidèle, Burton avait toujours eu beaucoup de curiosité pour toutes les religions avec lesquelles ses voyages l’avaient mis en contact. Connaître la foi d’un homme, pensait-il, c’est le connaître déjà à moitié. Connaître aussi sa femme, c’est le connaître en entier.