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En attendant, il continuait à jouer le rôle d’Abdul ibn Harun, médecin égyptien du dix-neuvième siècle, à présent citoyen de l’Etat de Bargawhwdzys. En tant que tel, il décida de se convertir à l’Eglise de la Seconde Chance et annonça à Collop qu’il reniait Mahomet et son enseignement. Il devenait ainsi la première recrue de Collop dans cette région.

— Il vous faudra prêter serment de ne jamais lever la main sur un de vos semblables, et de renoncer à vous défendre physiquement, lui avait alors expliqué Collop.

Burton, outré, avait répondu qu’aucun homme ne pourrait jamais l’attaquer sans avoir aussitôt des raisons de s’en repentir.

— C’est peut-être contraire aux habitudes, avait répliqué doucement Collop, mais ce n’est pas déraisonnable. L’homme peut devenir autre chose que ce qu’il a toujours été ; quelque chose de mieux, s’il en a le désir et la volonté.

Burton avait refusé catégoriquement et s’était éloigné à grands pas. Collop avait hoché tristement la tête, mais leurs relations n’avaient pas été affectées pour autant. Depuis, non sans humour, Collop l’appelait parfois son « converti de cinq minutes ». Il faisait ainsi allusion non pas au temps qu’il avait fallu à Burton pour rallier le troupeau, mais au temps qu’il avait mis pour en ressortir définitivement.

Peu de temps après, Collop découvrit un deuxième converti en la personne de Goering. Au début, l’Allemand accablait Collop de sarcasmes et de railleries. Mais quand il se remit à la gomme à rêver et que les cauchemars recommencèrent, son attitude changea brusquement.

Deux nuits durant, ses gémissements, son agitation et ses cris empêchèrent ses deux compagnons de dormir. Le soir du troisième jour, il demanda de but en blanc à Collop s’il voulait l’admettre parmi les fidèles. Mais il fallait, disait-il, qu’il se confesse d’abord. Collop devait savoir quelle sorte de personne il avait été, non seulement sur la Terre mais ici.

Après avoir écouté jusqu’au bout des aveux où l’humiliation ne le cédait en rien à une complaisance douteuse, Collop lui répondit :

— Ami, je ne me soucie guère de ce que vous avez été. La seule chose qui compte, c’est ce que vous êtes et ce que vous voulez devenir. Je vous ai écouté uniquement parce que la confession est une libération pour l’âme. Je comprends votre trouble. Je vois que vous souffrez à cause de ce que vous avez fait, mais que vous éprouvez encore un certain plaisir à évoquer ce que vous avez été : un puissant parmi les hommes. Beaucoup de ce que vous m’avez dit m’est incompréhensible, car je ne connais pas bien votre époque. Mais quelle importance ? Aujourd’hui et demain, voilà ce qui nous intéresse. Ne nous occupons pas du reste.

D’après l’attitude de Collop, Burton avait l’impression qu’il était non pas inintéressé, mais sceptique quant à l’authenticité des prouesses de gloire et d’infamie que l’Allemand s’attribuait. Il y avait tellement d’imposteurs au bord du Fleuve que les vrais héros – ou les canailles authentiques – s’en trouvaient dépréciés. Ainsi, Burton avait déjà eu l’occasion de rencontrer trois Jésus-Christ, deux Abraham, quatre Richard-Cœur-de-Lion, six Attila, une douzaine de Judas (dont un seul connaissait l’araméen), un George Washington, deux Lord Byron, trois Jesse James, une série de Napoléon, un général Custer (qui parlait avec l’accent du Yorkshire), un Finn MacCool (qui ne connaissait pas un mot d’ancien irlandais), un Tchaka (qui parlait le zoulou, mais pas le bon dialecte) et quantité d’autres personnages historiques ou pseudo-historiques dont la bonne foi restait à prouver.

Quoi qu’un homme eût été sur la terre, il lui fallait se réaffirmer ici. Ce n’était pas toujours facile, car les conditions étaient radicalement différentes. Dans la plupart des cas, les puissants de la Terre se voyaient humiliés et réclamaient en vain l’occasion de prouver leur identité.

Pour des gens comme Collop, cette humiliation était un bienfait. D’abord l’humiliation, ensuite l’humilité, avait-il coutume de dire. De là découle tout naturellement l’humanité.

Goering s’était laissé prendre au piège du Grand Dessein – selon l’expression de Burton – parce qu’il était dans sa nature de choisir les solutions extrêmes, surtout en ce qui concernait l’usage des drogues. Tout en sachant que la gomme à rêver arrachait les plus noirs fragments des abîmes de son être pour les recracher à la lumière du jour, tout en se voyant torturé et écartelé, il continuait pourtant d’en absorber autant qu’il pouvait s’en procurer. Pendant quelque temps, jouissant grâce à sa nouvelle résurrection d’une forme physique intacte, il avait pu résister à l’appel de la drogue. Mais quelques semaines après son arrivée dans le secteur, il avait succombé de plus belle et les nuits résonnaient désormais de ses « Hermann Goering, je te hais ! »

— S’il continue comme ça, fit remarquer Burton à Collop, il finira par perdre la raison. Ou bien il se suicidera, ou encore il obligera quelqu’un à le tuer pour pouvoir échapper à lui-même. Mais à quoi bon se suicider, si c’est pour recommencer ailleurs ? Dites-moi franchement, ne croyez-vous pas que nous sommes en enfer ?

— Disons au purgatoire. La différence avec l’enfer, c’est qu’il nous reste encore l’espoir.

24.

Deux mois avaient passé. Burton tenait le compte des jours en taillant des encoches sur un rondin de pin avec un couteau de silex. Aujourd’hui, par exemple, c’était le quatorzième jour du septième mois de l’an V après la Résurrection. Pour un chroniqueur comme Burton, il était indispensable d’avoir un calendrier, mais ce n’était pas toujours chose facile. Le temps n’avait pas une grande signification dans le monde du Fleuve. L’axe polaire de la planète faisait un angle immuable de 90° par rapport à l’écliptique. Il n’y avait pas de changements de saisons et les étoiles étaient tellement denses dans le ciel qu’il était impossible d’identifier séparément un astre ou une constellation. Même le soleil à son zénith n’éclipsait pas entièrement la lumière stellaire. Comme un fantôme pâle répugnant à laisser la place à l’astre du jour, elle demeurait à la lisière du ciel, attendant la nuit triomphante.

Pourtant, le temps est aussi indispensable à l’homme que l’eau au poisson. Même s’il n’existe pas, il lui faut l’inventer. C’est ainsi que pour Burton, c’était le 14 juillet de l’an V. Pour Collop, par contre, comme pour beaucoup d’autres, les jours et les mois avaient continué de s’écouler comme s’il n’était pas mort, et il estimait qu’il vivait en l’an de grâce 1667. Il refusait de croire que le doux Jésus qui lui servait de référence avait tourné à l’aigre. Le Fleuve de sa résurrection, c’était le Jourdain. La vallée, c’était celle qui s’ouvre au delà de l’ombre de la mort. Il voulait bien admettre que l’après-vie ne correspondait pas à ce qu’il avait attendu, mais c’était un séjour plus glorieux encore que tout ce qu’il aurait pu espérer. Il y voyait une preuve éclatante de l’amour de Dieu pour ses créatures. Il avait donné aux hommes, qui ne méritaient pas une telle faveur, une seconde chance d’assurer leur salut. Si ce monde n’était pas la Nouvelle Jérusalem, il en préparait tout au moins la construction. En guise de briques, l’amour de Dieu ; en guise de mortier, l’amour de l’homme. Le tout devait prendre forme dans cette usine qu’était le monde du Fleuve.