Burton raillait Collop lorsqu’il lui exposait de tels propos, mais il ne pouvait s’empêcher d’éprouver de la sympathie pour le petit homme. Il avait au moins le mérite d’être sincère. Ce n’était pas avec les feuillets d’un traité de théologie qu’il nourrissait le brasier de ses convictions béates. Il n’avait pas besoin, comme certains, de forcer le tirage. Il brûlait d’une flamme tranquille qui prenait sa source dans son être même, et cette flamme était d’amour. Une forme d’amour difficile et rare, celle qui s’adressait à ceux qui refusent d’être aimés.
Il parlait parfois à Burton de sa vie terrestre. Il avait été médecin et fermier. Il professait des opinions libérales et sa foi inébranlable ne l’avait jamais empêché de se poser d’innombrables questions sur l’Eglise et la société de son temps. Il avait publié des écrits en faveur de la tolérance qui lui avaient valu à l’époque les éloges des uns, l’anathème des autres. Il avait également connu une brève notoriété en tant que poète avant de retomber définitivement dans l’oubli.
— Mes vers sont oubliés, mais leur vérité demeure, commenta Collop avec un grand geste qui embrassait les collines, le Fleuve, les montagnes et les hommes. Pour le comprendre, il vous suffit de regarder autour de vous, au lieu de vous accrocher à ce mythe stupide selon lequel cette planète aurait été façonnée par des hommes comme nous. De toute manière, même en supposant que vous ayez raison, il reste que vos Ethiques ne font qu’accomplir les desseins de leur Créateur.
— Je préfère ces autres vers que vous avez écrits, se contenta de répondre Burton :
Collop parut content d’être cité par Burton, sans savoir que ce dernier attribuait à ses vers un sens différent de celui qu’il y avait mis lui-même.
« Renvoyez le feu », pour Burton, cela signifiait s’introduire dans la Tour Noire pour percer le secret des Ethiques et retourner contre eux leurs propres procédés. Il n’estimait pas leur devoir une quelconque reconnaissance pour lui avoir octroyé une seconde vie. Au contraire, il leur en voulait d’avoir fait cela sans lui demander son avis. S’ils désiraient qu’on leur dise merci, pourquoi n’expliquaient-ils pas clairement les raisons de cette « seconde chance » ? Pourquoi tant de mystères ? Il était décidé à trouver une réponse à toutes ces questions. L’étincelle de vie qu’ils avaient restaurée en lui deviendrait un feu dévorant qui finirait par les brûler.
Il ne cessait de maudire le sort qui l’avait transporté si près de la source du Fleuve, et par conséquent de la Tour, pour le transférer aussitôt après à des millions de kilomètres de son objectif. Néanmoins, il avait désormais la certitude que l’endroit existait et qu’il y avait de l’espoir, puisqu’il y était allé une fois, pour qu’il s’y retrouve un jour. Non pas, certes, en remontant le Fleuve en bateau, car il estimait qu’un tel voyage durerait un demi-siècle ou plus, à condition qu’il ne se fasse ni capturer, ni réduire en esclavage, ni tuer en cours de route, mais en utilisant la « voie suicide express » qui lui avait déjà si bien réussi.
Le suicide était la seule issue. Tout en sachant très bien qu’il ne s’agirait que d’un mauvais moment à passer, il ne pouvait s’empêcher, cependant, de repousser l’échéance de jour en jour. Son esprit avait décidé, mais les cellules de son corps ne l’entendaient pas du tout ainsi. Inconsciemment, il s’inventait toutes sortes de prétextes pour séjourner encore un peu dans l’Etat de Bargawhwdzys. En particulier, l’étude du langage et des coutumes des primitifs locaux. Mais, au fond de lui-même, il n’était pas dupe : tout cela ne servait qu’à retarder l’instant fatal où il plongerait dans le Fleuve et ouvrirait la bouche pour pousser son grand cri de détresse noyée.
Malgré tout, il ne passa pas tout de suite aux actes.
A quelque temps de là, les trois hommes furent autorisés à quitter la hutte commune et à mener une vie normale de citoyen. Chacun s’installa donc dans une hutte à part. Au bout d’une semaine, ils avaient tous trois trouvé une compagne. En tant que missionnaire de la Seconde Chance, Collop n’était nullement tenu au célibat. Rien ne lui interdisait de faire vœu de chasteté, mais le raisonnement de son Eglise était simple. Hommes et femmes avaient été ressuscités dans un corps qui conservait – ou mieux, qui avait retrouvé – les caractères sexuels de l’original. Il était clair, par conséquent, que les Artisans de la Résurrection entendaient que le sexe serve à quelque chose ! A peu près tout le monde était d’accord pour dire que la reproduction n’était pas l’unique fonction de la sexualité. Alors, hardi les jeunes ! Roulons-nous dans le foin !
Autre conséquence de l’inexorable logique des tenants de la Seconde Chance (qui, soit dit en passant, décriaient la raison comme étant sujette à caution) : toutes les formes d’amour physique étaient admises, à condition que les partenaires soient consentants et que la cruauté ou la contrainte soient exclues. L’utilisation des enfants dans les jeux sexuels était prohibée, mais ce problème, au bout d’un certain temps, cesserait automatiquement d’exister : d’ici quelques années, tous les enfants du monde du Fleuve seraient devenus adultes.
Collop se refusait à prendre une compagne dans le seul but de soulager ses pulsions sexuelles. Il lui fallait une femme qu’il aime. Burton se moquait de lui : c’était là, disait-il, un préalable facile à satisfaire, et à peu de frais encore. Puisque Collop aimait toute l’humanité sans restriction, il n’avait qu’à prendre la première qui lui dirait oui.
— Vous ne croyez pas si bien dire, répliqua Collop. C’est exactement ainsi que les choses se sont passées.
— Et si elle est belle, intelligente et passionnée, c’est sans doute une coïncidence ?
— Bien que je m’efforce de transcender ma nature, c’est-à-dire, en fait, de devenir aussi humain que possible, j’ai bien peur de n’être que trop humain, répondit Collop en souriant. Pourquoi voudriez-vous que je me pose délibérément en martyr, en choisissant une horrible mégère ?
— Vous seriez tombé encore plus bas dans mon estime, si vous l’aviez fait. Quant à moi, tout ce que je demande à une femme, c’est d’être belle et de m’aimer. Peu importe qu’elle soit intelligente ou non. Et j’ai une préférence marquée pour les blondes. Il y a en moi une corde qui vibre sous les doigts des filles aux cheveux d’or.
Goering avait jeté son dévolu sur une Walkyrie à la stature impressionnante et à la poitrine opulente. C’était une Suédoise du dix-huitième siècle qui s’appelait Karla et correspondait assez bien à la description que Frigate avait faite un jour de la première femme de Goering, la belle-sœur de l’explorateur suédois von Rosen. Goering admit sans peine non seulement qu’elle ressemblait à sa chère Karin, mais encore qu’elle avait la même voix qu’elle. Il paraissait parfaitement heureux avec elle, et elle avec lui.
Puis, une nuit, à l’heure où tombait la pluie qui précédait invariablement l’aurore, Burton fut réveillé en sursaut.
Il lui avait semblé entendre un hurlement, mais lorsqu’il tendit l’oreille il ne perçut que le grondement du tonnerre et les craquements des éclairs tout proches. Il referma les yeux, mais se redressa aussitôt : une femme venait de crier dans une hutte voisine.