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Le sous-humain avait sursauté quand il s’était adressé à lui. De ses yeux enfoncés, il avait scruté le jeune homme amical puis avait lentement souri, en révélant des dents larges et massives. Il avait répondu dans une langue que Burton ignorait. En même temps, il se frappait la poitrine. Ce qu’il avait dit ressemblait à : Kazzintuitruaabemss. Plus tard, Burton devait apprendre que c’était son nom et que cela signifiait : L’Homme-qui-a-tué-longue-dent-blanche.

Le reste du groupe consistait en cinq hommes et quatre femmes. Deux des hommes s’étaient déjà connus durant leur vie terrestre et un troisième était marié à une des femmes. Tous étaient des Italiens ou des Slovènes morts à Trieste aux environs de 1890, mais Burton n’en reconnaissait aucun.

— Vous, là-bas, cria-t-il en s’adressant à l’homme aux yeux verts. Approchez un peu. Comment vous appelez-vous ?

L’autre s’avança en hésitant.

— Vous êtes anglais, n’est-ce pas ? dit-il avec l’intonation plate du Middle West américain.

Burton lui tendit la main :

— Ouaip. Ici, Burton.

L’homme plissa un front sans sourcils en se penchant pour le regarder de plus près :

— Burton ? Vous ne seriez pas… c’est difficile à dire… Je m’appelle Frigate, fit-il en se redressant. Peter Frigate. F-R-I-G-A-T-E, épela-t-il lentement.

Il regarda autour de lui et ajouta d’une voix encore plus tendue :

— Il est difficile de s’exprimer de manière cohérente. Nous sommes tous dans un tel état de choc, vous comprenez. J’ai l’impression d’être désagrégé. Mais… nous sommes là… vivants comme avant… jeunes comme avant… loin du feu et du soufre… pour l’instant tout au moins. Né en 1918, décédé en 2008… à cause de cet extra-terrestre… mais je ne lui tiens pas rancune de ce qu’il a fait… c’était pour se défendre, vous savez.

La voix de Frigate s’était éteinte en un murmure. Il sourit nerveusement en regardant Monat par en dessous. Burton lui demanda :

— Vous connaissez… Monat Grrautut ?

— Pas personnellement. Mais je l’ai vu plusieurs fois à la télé, et j’ai lu de nombreux articles sur lui.

Il tendit une main en hésitant, comme s’il s’attendait à être repoussé. Mais l’extra-terrestre la lui serra en souriant.

— Je crois, dit Frigate, que nous aurions intérêt à nous unir. Nous aurons peut-être besoin de nous défendre.

— Pourquoi ? demanda Burton, tout en connaissant d’avance la réponse.

— Vous savez à quel point la plupart des êtres humains sont corrompus. Quand les gens seront habitués à l’idée qu’ils sont ressuscites, ils vont commencer à se battre pour les femmes, la nourriture ou tout ce qui leur passera par la tête. Je crois aussi qu’il serait bon d’être copain avec ce… Néandertalien ou je ne sais quoi. En cas de bagarre, il pourrait être utile.

Kazz, comme ils l’appelèrent plus tard, semblait pathétiquement désireux de se faire accepter. En même temps, il regardait avec suspicion quiconque s’approchait de lui de trop près.

Une femme passa, qui ne cessait de se lamenter en allemand :

— Mon Dieu ! Mon Dieu ! Qu’ai-je donc fait pour t’offenser ?

Un homme, les deux poings serrés levés à hauteur d’épaule, s’écria en yiddish :

— Ma barbe ! Je n’ai plus ma barbe !

Un autre montrait ses parties génitales et hurlait en slovène :

— Ils ont fait de moi un juif ! Un juif ! Est-il possible que… Non ! C’est insensé !

Burton retroussa sardoniquement les lèvres en commentant :

— Il ne lui est pas venu à l’idée qu’ils ont peut-être fait de lui un mahométan, ou un aborigène australien, ou un Egyptien de l’Antiquité, qui pratiquaient tous la circoncision.

— Que disait-il ? interrogea Frigate.

Burton traduisit et Frigate se mit à rire.

Une femme passa en se hâtant. Elle faisait des efforts pathétiques pour se couvrir les seins et la région pubienne de ses deux mains en répétant :

— Qu’est-ce que tout le monde va penser ? Qu’est-ce que tout le monde va penser ?

Puis elle disparut parmi les arbres.

Un homme et une femme parlaient très fort en italien, comme s’ils étaient séparés par la largeur d’une route :

— Nous ne sommes pas au ciel… je le sais, mon Dieu ! Je le sais ! J’ai aperçu Giuseppe Zomzini… c’était un homme impie… il devrait rôtir dans les flammes de l’enfer ! Je le sais, je le sais ! C’était un voleur, il fréquentait les filles perdues, il s’enivrait à mort… et pour tant… il est là !… je le sais, je le sais…

Une autre femme passa en courant. Elle hurlait en allemand :

— Papa ! Papa ! Où es-tu ? C’est moi, c’est ta petite Hilda !

Un homme les regardait aller et venir, l’air désapprobateur et le front plissé. Il ne cessait de répéter en hongrois :

— Aucun ne vaut mieux que moi et je vaux mieux que certains. Ils peuvent tous aller au diable !

Une femme gémit :

— J’ai gâché ma vie. J’ai gâché toute ma vie pour eux, et maintenant…

Un homme, qui balançait son cylindre devant lui comme si c’était un encensoir, clamait :

— Suivez-moi ! Suivez-moi dans la montagne ! Je possède la vérité, bonnes gens ! Suivez-moi ! Nous serons en sécurité dans le sein du Seigneur ! Ne croyez pas les illusions qui vous entourent. Suivez-moi ! Je vous ouvrirai les yeux !

Les gens jacassaient avec volubilité ou bien se taisaient, les lèvres serrées, comme s’ils craignaient de laisser échapper ce qu’il y avait en eux.

— Il leur faudra du temps pour se remettre, commenta Burton.

Il avait l’impression que, pour lui aussi, le monde allait mettre longtemps avant de devenir réel.

— Je pense qu’ils ne sauront jamais la vérité, déclara Frigate.

— Que voulez-vous dire ?

— Ils ignoraient déjà la Vérité – avec un grand V – quand ils étaient sur la Terre. Pourquoi la connaîtraient-ils ici ? Qu’est-ce qui vous permet de penser que nous allons recevoir une révélation ?

— Je n’en sais rien, fit Burton en haussant les épaules. Tout ce que je sais, c’est que nous aurions intérêt à faire connaissance avec notre environnement et à découvrir la meilleure façon d’y survivre. Ce n’est pas en restant les bras croisés que nous y parviendrons… Vous voyez ces espèces de champignons ? reprit-il en indiquant du doigt la direction du fleuve. Ils sont espacés à intervalles réguliers de quinze cents mètres environ. A quoi peuvent-ils servir, d’après vous ?

— Si vous en aviez examiné un de plus près, intervint Monat, vous auriez constaté que leur chapeau est perce d’environ sept cents cavités circulaires du même diamètre que nos cylindres. Il y a d’ailleurs un cylindre en place au centre du chapeau. Je pense qu’il est là pour servir d’exemple. Si nous allons là-bas lui jeter un coup d’œil, nous aurons sans doute la réponse à votre question.

5.

A ce moment-là, une femme s’approcha de leur groupe. Elle était de taille moyenne. Elle possédait un corps splendide et de grands yeux bruns. Son visage eût été très beau s’il avait été encadré de cheveux. Elle ne faisait rien pour cacher sa nudité. En la voyant, pas plus qu’en regardant les autres femmes, Burton ne ressentait aucun désir. Ses sens étaient encore trop engourdis en profondeur.

La jeune femme parla d’une voix agréablement modulée, avec l’accent d’Oxford :

— Je vous demande pardon, messieurs. Je n’ai pas pu m’empêcher d’entendre votre conversation. Vous semblez être les seuls à vous exprimer en anglais dans ce… dans cet endroit. Je suis moi-même anglaise et sans protection. Puis-je me permettre de remettre mon sort entre vos mains ?