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— C’est absurde ! fit Burton en éclatant de rire. Je n’ai rien à me cacher, moi ! J’en ai mâché suffisamment pour le savoir !

Sur ces mots, il s’éloigna, mais il ne pouvait s’empêcher de penser à l’avertissement de Goering. Il avait compté les occasions où il avait pris de la gomme : vingt-deux en tout. Et chaque fois, il s’était juré de ne plus y toucher.

En retournant vers les collines, il regarda une dernière fois derrière lui. La silhouette pâle de Goering s’enfonçait lentement dans les eaux miroitantes du Fleuve. N’étant pas homme à laisser passer l’occasion de faire un geste spectaculaire, Burton salua. Puis il décida d’oublier Goering.

Il se trouvait dans un état d’épuisement extrême. La douleur qui lui tenaillait l’occiput et qui s’était temporairement calmée au cours de la poursuite était maintenant revenue en force. Il ne sentait plus ses jambes sous lui. A quelques mètres seulement de l’entrée de sa hutte, il dut s’asseoir pour ne pas tomber.

Il dut perdre conscience à ce moment-là, car lorsqu’il rouvrit les yeux il vit qu’il était dans une autre hutte que la sienne, couché sur un lit de bambou.

L’intérieur de la hutte n’était éclairé que par les étoiles, dont la clarté filtrait à travers le feuillage qui masquait la fenêtre. Lorsqu’il tourna la tête, il distingua la silhouette pâle d’un homme agenouillé auprès de son lit. Cet homme braquait sur lui une sorte de crayon de métal dont la pointe émettait une faible lueur.

25.

Dès que Burton bougea la tête, l’inconnu détourna son instrument et s’adressa à lui en anglais :

— Il m’a fallu longtemps pour vous trouver, Richard Francis Burton.

Ce dernier, désespérément, tâtonnait par terre de la main gauche – qui était cachée par le lit – à la recherche de quelque chose qui pût lui servir d’arme. Mais il n’y avait rien d’autre que de la poussière.

— Qu’allez-vous faire de moi, Ethique de malheur, maintenant que vous m’avez capturé ? soupira-t-il.

L’homme qui lui faisait face sourit légèrement :

— Rien de particulier, dit-il avec une sorte d’hésitation. En fait, je ne suis pas des leurs, ajouta-t-il en riant de voir la tête que faisait Burton. Disons, pour être tout à fait exact, que je fais partie des Ethiques, mais que je ne suis pas d’accord avec eux.

Il montra l’appareil qui ressemblait à un crayon lumineux.

— Ceci m’a permis d’apprendre que vous souffrez d’une fracture du crâne et d’une commotion cérébrale. Vous êtes d’une constitution particulièrement solide, car vos blessures sont si graves que tout autre serait mort à votre place. Vous auriez même pu vous en tirer, avec un peu de chance. Malheureusement, on ne vous laissera pas le temps de récupérer. Les autres savent à quel endroit vous êtes, à une cinquantaine de kilomètres près. D’ici à vingt-quatre heures au plus, vous serez repéré.

Burton voulut s’asseoir, mais il eut l’impression que ses os étaient devenus mous comme de la gélatine et qu’une baïonnette lui transperçait le crâne. Il se laissa retomber en arrière avec un gémissement.

— Qui êtes-vous ? grogna-t-il. Que me voulez-vous ?

— Je ne puis vous dire mon nom. S’ils vous capturent, ce qui est fort probable, ils exploreront votre mémoire et dévideront tous vos souvenirs depuis le moment où vous avez ouvert les yeux par accident dans la bulle prérésurrectionnelle. Ils ne sauront jamais pourquoi vous vous êtes réveillé avant l’heure, mais ils entendront cette conversation. Ils pourront même me voir, tel que vous m’apercevez en ce moment, comme une pâle silhouette indistincte. Ils entendront ma voix, mais seront incapables de la reconnaître car j’utilise un transmuteur. En fin de compte, ils seront horrifiés de voir que les soupçons qu’ils n’osaient formuler à haute voix se concrétisent tout d’un coup : il y a un traître parmi eux !

— J’aimerais bien comprendre de quoi vous parlez, fit Burton.

— Il y a un certain nombre de choses que je peux vous expliquer. Tout d’abord, on vous a monstrueusement induit en erreur quant aux véritables objectifs de cette Résurrection. Ce que vous a raconté Spruce, et ce qu’enseigne l’Eglise de la Seconde Chance, créée de toutes pièces par les Ethiques, n’est qu’un grossier tissu de mensonges. Rien que des mensonges ! La vérité est que vous avez été recréés dans le cadre d’une gigantesque expérience scientifique. Les Ethiques – au nom si peu approprié – ont remodelé cette planète, construit les pierres à graal et ressuscité des milliards d’hommes uniquement pour pouvoir étudier leurs mœurs et leur psychologie, à la lumière de l’étonnant brassage de civilisations et d’époques qu’ils ont réalisé ici. Mais quelle que soit son ampleur, l’opération demeure ce qu’elle était à l’origine : une expérience scientifique. Quand les Ethiques n’auront plus besoin de vous, ils vous feront retourner à la poussière d’où vous venez. Quant à toutes ces histoires de salut et de seconde chance, je vous le répète, ce sont de grossiers mensonges ! En réalité, mes semblables ne se soucient pas de sauver votre « âme ». Ils sont même persuadés que vous n’en avez pas !

Burton demeura silencieux pendant un bon moment. Ce type-là paraissait sincère. En tout cas, ces choses lui tenaient à cœur. Il parlait d’une voix émue, en s’arrêtant souvent pour respirer très fort.

— Je ne vois pas, dit Burton, comment une simple expérience peut justifier tant d’efforts et d’investissements.

— Le temps pèse lourd aux mains des immortels. Vous seriez surpris si je vous disais à quels expédients nous devons parfois recourir pour donner un peu de saveur à l’éternité. De plus, comme nous avons tout notre temps, nous ne nous pressons pas, et même les projets les plus extravagants ne sont pas pour nous effrayer, bien au contraire. Après la mort du dernier Terrestre, il a fallu plusieurs milliers d’années pour concevoir et préparer un tel programme, bien que sa phase finale se soit déroulée en une journée seulement.

— Mais vous ? interrogea Burton. Quel jeu jouez-vous dans tout ça ? Et quels sont vos motifs ?

— Je suis le seul véritable Ethique de toute cette race monstrueuse ! Je refuse de vous manipuler comme si vous étiez de simples marionnettes, ou bien des animaux de laboratoire. Après tout, vous avez beau être primitifs, sauvages et dangereux, vous n’en êtes pas moins des créatures intelligentes. Vous êtes, dans un sens, aussi… aussi…

Le mystérieux Ethique agita devant lui une main spectrale, comme s’il cherchait à happer un mot dans l’obscurité.

— Je vais être obligé d’employer le terme que vous utilisez vous-mêmes pour vous désigner, poursuivit-il. Vous êtes aussi humains que nous. De même que les sous-humains qui ont inventé la parole étaient aussi humains que vous. Vous êtes nos ancêtres. Pour autant que je le sache, je pourrais être votre descendant direct. Mon peuple tout entier pourrait être issu de votre lignée.

— Cela m’étonnerait fort, répliqua Burton. Je n’ai pas eu d’enfants. Pas à ma connaissance, tout au moins.

Il avait beaucoup de questions à poser, et il se mit à interroger l’Ethique. Mais celui-ci ne lui prêtait pas attention. Il tenait le crayon à plat contre son front. Il le retira soudain et interrompit Burton au milieu d’une phrase :

— J’étais en train de… je ne sais pas comment vous diriez cela… d’écouter, disons. Ils ont détecté ma… wathan… vous pourriez traduire par « aura ». Ils ignorent à qui elle appartient, mais ils savent que c’est celle d’un Ethique. Ils seront là dans cinq minutes. Je dois partir, et vous aussi.