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Mais un assassin, ça se paye. Que lui avait donc offert l’Inconnu en guise de compensation ?

Burton aspira lentement la fumée de son cigare, l’exhala puis vida d’un trait un verre de bourbon. Parfait ! On cherchait à l’utiliser. Mais il n’était pas un tigre stupide. Que l’Inconnu se méfie. Richard Francis Burton était capable aussi de se servir de lui.

Trois mois plus tard, il décida qu’il avait suffisamment réfléchi. Il était temps de partir.

Il était en train de se baigner dans le Fleuve quand l’idée lui vint subitement. Obéissant à son impulsion, il se dirigea vers le milieu du Fleuve puis il plongea aussi bas qu’il le put avant que l’instinct de conservation ne le force à remonter vers la surface en battant désespérément des pieds et des mains, à la recherche d’une bouffée d’air salvatrice. Mais il savait qu’il n’y réussirait jamais. Les poissons dévoreraient son corps et ses os retomberaient dans la vase par trois cents mètres de fond. Ce serait mieux ainsi. Il ne voulait pas que son corps tombe intact aux mains des Ethiques. Si le Renégat avait dit vrai, tant que les cellules de son cerveau n’étaient pas irrémédiablement détruites, ses ennemis pouvaient en extraire tous les renseignements qu’ils voulaient.

28.

Sept ans passèrent, au cours desquels il n’entendit plus parler des Ethiques. Apparemment, ils avaient totalement perdu sa trace. Même le Renégat ne s’était plus manifesté. Burton lui-même, à vrai dire, ignorait la plupart du temps où il se trouvait par rapport aux sources du Fleuve. Ce qui était certain, c’est qu’il n’avait plus jamais mis les pieds dans la région polaire. Il était sans cesse en mouvement, sans cesse en train de sauter d’un point du Fleuve à un autre.

Un beau jour, il s’avisa qu’il devait détenir une espèce de record. La mort était devenue sa seconde nature. Si ses calculs étaient exacts, il venait d’utiliser la « voie suicide express » pour la sept cent soixante-seizième fois !

Il était un criquet planétaire qui surgissait des limbes obscurs de la mort pour grignoter quelques brins d’herbe tout en guettant du coin de l’œil l’ombre du passereau prêt à fondre sur lui – l’Ethique. Dans cette vaste prairie qui contenait l’humanité, il s’était posé en bien des endroits pour s’envoler ensuite vers d’autres cieux afin de voir si l’herbe était meilleure.

Parfois encore, il s’imaginait sous la forme d’une épuisette qui prélevait des spécimens au hasard dans l’océan humain. Tantôt il remontait une grosse pièce, tantôt des petits poissons qui lui apprenaient autant, sinon plus, que les gros.

Mais il n’aimait pas l’image de l’épuisette. Elle lui rappelait trop qu’il était lui-même un gibier menacé par un plus vaste filet qui, peut-être en ce moment même, était sur le point de retomber sur lui.

Quelles que fussent les métaphores ou les analogies qui lui venaient à l’esprit, une chose était certaine, il ne tenait pas en place. A plusieurs reprises, certaines légendes lui étaient parvenues à l’oreille en des endroits du Fleuve qu’il visitait pour la première fois. Elles évoquaient le nom de Burton le Gitan, ou de Richard le Vagabond. Une autre version avait pour héros le Lazare aux Grands Pieds. Tout cela l’inquiétait un peu, car il craignait que les Ethiques n’aient ainsi vent de sa technique d’évasion et ne mettent au point une nouvelle méthode pour le capturer. Il y avait aussi le risque qu’ils devinent son objectif réel et renforcent la surveillance de la région polaire.

Au bout de ces sept ans, après avoir longuement observé les constellations nocturnes et recueilli l’avis de nombreux voyageurs, il avait réussi à se faire une idée relativement précise de la topographie de la vallée.

Le Fleuve n’était pas un amphisbène, un serpent à deux têtes, la première au pôle Nord et la seconde au pôle Sud, mais plutôt un serpent Midgard qui se mordait la queue. Il prenait sa source dans la mer boréale, sinuait sur toute la moitié du globe, contournait le pôle Sud et remontait en sinuant le second hémisphère jusqu’au pôle Nord où la tête rejoignait la queue dans l’océan mythique.

Pas si mythique que ça, d’ailleurs, car s’il fallait en croire le témoignage du titanthrope qui avait escaladé les montagnes, la Tour des Brumes avait les pieds dans cet océan même.

Bien sûr, il ne pouvait ajouter aveuglément foi à un récit qu’il tenait de sources diverses mais invérifiables. Cependant, il pouvait attester une chose : il avait vu lui-même, lors de son séjour éphémère près de la source du Fleuve, que la région était peuplée de titanthropes. Il n’était donc pas impossible que l’un d’eux ait réussi à franchir les montagnes et à s’approcher de la Tour des Brumes. Et là où un homme était passé, un autre pouvait réussir.

Mais comment le Fleuve pouvait-il couler, en cet endroit, à contre-pente ?

La vitesse du courant demeurait constante même quand le terrain était plat ou la pente inversée. Ceci n’était rendu possible, d’après Burton, que par l’existence d’installations spéciales, sans doute souterraines, destinées à modifier les effets de la gravité naturelle sur certains parcours difficiles. La portée de ces interventions était nécessairement limitée, car aucun humain n’avait jamais constaté sur lui de changement notable de la pesanteur.

Toutes ces questions étaient trop compliquées pour Burton. S’il voulait connaître les réponses, il devrait attendre de rencontrer ceux qui détenaient la clé du mystère.

Sept ans après son premier suicide, enfin, il atteignit pour la seconde fois la région du pôle Nord.

C’était son sept cent soixante-dix-septième « saut ». Depuis sa vie terrestre, il était convaincu que le nombre sept lui portait bonheur. Malgré les railleries de ses amis du vingtième siècle, Burton n’avait jamais abandonné la plus grande partie des superstitions auxquelles il était attaché sur la Terre. Souvent, il s’était moqué des superstitions des autres, mais il connaissait les vertus, sur lui, de certains chiffres bénéfiques, et avait constaté plusieurs fois que l’argent, placé sur ses paupières, contribuait à restaurer ses forces quand il était fatigué et stimulait son don de seconde vue qui à plusieurs reprises l’avait prévenu d’un danger qui le menaçait. Malheureusement, il ne semblait guère y avoir d’argent sur cette planète pauvre en minéraux. Mais si jamais il en découvrait, il saurait l’utiliser à son avantage.

Le premier jour, il demeura sur la rive du Fleuve, en se contentant d’adresser un sourire distrait à ceux qui s’approchaient pour lui parler. Exceptionnellement, les gens du coin ne semblaient pas hostiles et aucun titanthrope n’était en vue.

Le soleil se déplaçait en longeant le sommet des montagnes de l’Est. Un peu plus tard, il décrivit sa courbe au-dessus de la vallée, à un niveau plus bas qu’il ne l’avait jamais vu, sauf quand il s’était retrouvé parmi les monstrueux titanthropes. Pendant une brève période, la vallée fut inondée de lumière, puis l’astre du jour reprit son mouvement rasant au-dessus des montagnes occidentales. Bientôt, la vallée fut envahie par les ombres et l’air devint plus froid qu’en aucun autre endroit de la planète, à l’exception, bien sûr, de son séjour parmi les titanthropes. Ensuite, le soleil continua de progresser jusqu’au point où Burton l’avait vu en ouvrant les yeux.

Fatigué par ces vingt-quatre heures de veille mais satisfait, il se mit en quête d’un abri. Il savait à présent qu’il était au pôle Nord, mais au lieu de se retrouver à la source du Fleuve, il était à son embouchure !