— Si cela peut vous faire plaisir, continua Loga, je vous avoue que vous nous posez un problème. Vous nous avez fait peur. Nous n’en sommes pas encore sûrs, mais il y a de fortes chances pour que vous soyez l’un de ceux contre lesquels on nous a mis en garde.
— Mis en garde ? Qui donc ?
— Il s’agit d’un… ordinateur géant, si vous voulez. Mais vivant. Et de son opérateur.
De nouveau, Loga fit le même signe curieux avec ses trois doigts réunis. Puis il enchaîna :
— Je ne désire pas vous en dire davantage, bien que tout ceci soit destiné à être effacé de votre mémoire quand nous vous renverrons là-haut dans la vallée.
L’esprit de Burton était embrumé de rage, mais pas au point de passer à côté du « là-haut ». Cela signifiait-il que les machines résurrectrices et le repaire des Ethiques se situaient dans les profondeurs du monde du Fleuve ?
— Selon les indications que nous possédons, poursuivit Loga, vous seriez capable de contrecarrer nos projets. Comment et pour quelles raisons, nous ne le savons pas. Mais nous respectons notre source d’information à un point que vous ne pouvez sans doute pas imaginer.
— Dans ce cas, pourquoi ne me remettez-vous pas en animation suspendue ? Laissez-moi flotter dans l’espace, entre deux tiges rouges, comme un poulet qui tourne sur sa broche, jusqu’à ce que vous n’ayez plus peur de moi !
— Nous ne pouvons pas faire ça ! s’écria Loga en blêmissant. Un tel acte suffirait à tout gâcher ! Comment pourriez-vous gagner votre salut ? En outre, ce serait une agression impardonnable de notre part ! C’est absolument impensable !
— Vous m’avez déjà agressé en me forçant à fuir et à me cacher pour ne pas être capturé par vous. Vous m’agressez en ce moment en me retenant ici par la force. Et vous vous préparez à m’agresser encore plus en effaçant de ma mémoire le souvenir de cette charmante conversation.
Loga se tordit presque les mains. Si c’était lui le Mystérieux Inconnu, l’Ethique renégat, il se comportait en acteur remarquable. D’une voix peinée, il répliqua :
— Ce n’est pas entièrement vrai. Nous avons été obligés de prendre des dispositions pour nous protéger. S’il s’était agi de quelqu’un d’autre que vous, nous ne serions pas intervenus. Je sais que nous avons violé notre propre code moral en vous persécutant. Mais il nous était impossible de faire autrement. Croyez-moi, nous en sommes amèrement conscients.
— Vous pourriez vous racheter dans une certaine mesure en m’expliquant les raisons de cette résurrection générale. Et aussi les moyens que vous avez utilisés.
Loga se mit alors à parler longuement. Parfois, l’un de ses compagnons l’interrompait pour ajouter une précision. La femme aux cheveux blonds était celle qui intervenait le plus. Au bout d’un moment, d’après son attitude et celle de Loga, Burton crut comprendre qu’ils étaient mariés, ou bien qu’elle occupait une situation élevée dans la hiérarchie des Ethiques.
Un autre homme intervenait de temps à autre. Chaque fois qu’il parlait, tout le monde l’écoutait avec un respect profond, comme si c’était lui le chef du groupe. A un moment, quand il tourna la tête, Burton capta un éclair de lumière qui semblait provenir de son œil.
Cet œil – le gauche – était manifestement artificiel. Sans savoir pourquoi, Burton était persuadé qu’il donnait à son possesseur un pouvoir qui le distinguait des autres. Chaque fois que le regard de cet homme l’effleurait, il se sentait mal à l’aise. Que voyait-il donc de spécial avec cette espèce de prothèse à facettes ?
Quand Loga cessa de parler, Burton n’en savait pas beaucoup plus qu’avant. Les Ethiques étaient capables d’obtenir des images du passé avec une sorte de chronoscope, qui pouvait enregistrer la « matrice » de tous les êtres humains qui avaient existé sur la Terre. A l’aide de ces matrices et de convertisseurs énergie-matière, ils pouvaient opérer toutes les résurrections qu’ils voulaient. Ainsi, la théorie déjà exposée par Frigate et Monat était entièrement vérifiée.
— Que se passerait-il, demanda Burton, si vous recréiez en même temps deux versions identiques d’un individu ?
Loga répondit d’un air condescendant que l’expérience avait déjà été tentée, mais que, comme chaque individu n’avait qu’un psychomorphe, un seul corps à la fois pouvait vivre.
Burton eut un sourire identique à celui d’un chat qui vient d’avaler une souris.
— Vous m’avez menti sur toute la ligne, dit-il. Ou bien vous me cachez la plus grande partie de la vérité. Si de simples êtres humains comme moi ont déjà trouvé leur salut sur cette planète, comme vous le prétendez, pourquoi des Ethiques comme vous, des êtres immortels et soi-disant supérieurs, ne l’ont-ils pas trouvé depuis longtemps ? Vous ne devriez pas être ici, mais dans votre espèce de paradis intérieur et surnaturel !
Tous les visages se figèrent à l’exception de ceux de Loga et de l’homme à l’œil artificiel. Ce fut Loga qui lui répondit en souriant :
— Votre remarque témoigne d’une perspicacité étonnante, dont je vous félicite. Je vous dirai simplement que certains d’entre nous ont déjà atteint cet état de grâce, mais que la chose n’est pas donnée à tout le monde, malheureusement. On nous demande, sur le plan éthique, beaucoup plus qu’à vous, croyez-moi.
— Je demeure persuadé que vous mentez. Mais qu’y puis-je ? Rien, pour le moment, ajouta Burton avec un sourire.
— Vous auriez tort de vous obstiner dans cette voie, murmura Loga. Vous n’obtiendrez jamais votre salut de cette façon. Quoi qu’il en soit, nous avons estimé qu’il était de notre devoir de vous expliquer ce que nous essayons de faire. Nous agirons de même avec tous ceux qui ont été manipulés comme vous. Nous ne pouvons malheureusement pas faire davantage.
— Vous savez donc qu’il y a un Judas parmi vous, fit Burton en savourant d’avance l’effet qu’allait produire chacun de ses mots.
Au lieu de lui répondre, l’homme à l’œil artificiel se tourna vers Loga en disant :
— Pourquoi ne pas en finir avec ces simagrées ? Apprenons-lui la vérité, il triomphera peut-être un peu moins.
— Très bien, Thanabur, fit Loga après avoir hésité pendant quelques secondes. Je vous conseille d’être très prudent désormais, Burton. Vous devez cesser de vous suicider et lutter pour rester en vie avec la même conviction que quand vous étiez sur la Terre et que vous pensiez n’avoir qu’une seule vie. Sachez qu’il y a une limite au nombre de résurrections que peut supporter votre psychomorphe. Au bout d’un certain temps – cela varie selon les individus – il n’est plus capable de se rattacher à votre nouveau corps. Pour utiliser une vieille expression de la Terre, vous deviendrez alors une « âme errante », privée de tout support corporel. Il en existe un certain nombre dans l’univers. Nous sommes capables de les détecter sans aucun instrument. Par contre, ceux qui sont… comment dire ?… sauvés… échappent entièrement à notre perception. Vous voyez qu’il vous faut renoncer à utiliser la mort comme moyen de vous déplacer dans le monde du Fleuve. Il y a ici un certain nombre de malheureux qui, incapables d’affronter la vie, se dirigent tout droit vers un horrible destin en se suicidant continuellement. Cette attitude est un véritable péché aux conséquences irrévocables, sinon impardonnables.
L’homme à l’œil artificiel ajouta :
— Quant à ce traître, cette immonde crapule qui prétend vous aider alors qu’il se sert de vous pour ses propres desseins, il n’a pas songé, naturellement, à vous avertir du péril qui vous menaçait à cause de lui. Méfiez-vous ! Cet homme – ou cette femme, qui sait ? – est une créature incroyablement maléfique ! Vous êtes prévenu. Votre prochaine mort sera peut-être la dernière !