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— Heureusement pour vous, madame, répondit Burton, vous êtes fort bien tombée. En ce qui me concerne, au moins, je puis vous assurer que vous aurez toute la protection que je suis en mesure de vous offrir. Je connais, il est vrai, certains gentlemen anglais qui n’hésiteraient pas à ma place à profiter des circonstances. Mais ce gentleman-ci, fit-il en désignant Frigate, n’est pas un sujet de Sa Royale Majesté britannique. C’est un Yankee.

Il lui semblait étrange de s’exprimer de manière si formelle un jour comme celui-là, au milieu des cris et des lamentations grotesques de cette multitude de corps nus et glabres comme des anguilles.

La jeune femme lui tendit la main en souriant :

— Je suis Mrs Hargreaves, dit-elle.

Burton lui prit la main et la baisa délicatement en s’inclinant. Il se sentait idiot, mais en même temps ce geste raffermissait sa prise rationnelle sur la réalité. Si les formes de civilité sociale pouvaient être préservées, cela signifiait peut-être qu’une certaine « normalité » avait des chances d’être restaurée.

— Feu le capitaine sir Richard Francis Burton, dit-il en insistant sardoniquement sur le mot « feu ». Peut-être avez-vous déjà entendu parler de moi ?

Elle retira précipitamment sa main, puis l’offrit de nouveau :

— Oui, j’ai entendu parler de vous, sir Richard.

Quelqu’un murmura :

— C’est impossible !

Il regarda Frigate, qui avait porté sa main à sa bouche.

— Et pourquoi serait-ce impossible, je vous prie ?

— Richard Burton… murmura Frigate. Je m’étais demandé si vous… Oui, bien sûr. Mais sans les cheveux…

— Ouaip ? fit Burton d’une voix traînante.

— Ouaip ! Exactement comme dans les livres !

— Je ne comprends pas de quoi vous parlez.

Frigate gonfla ses poumons d’air et répondit vivement :

— Ne faites pas attention à moi, Mr Burton. Je vous expliquerai plus tard. Considérez que je viens d’être très ébranlé. Mes idées ne se sont pas encore très bien remises en place. Vous me pardonnerez cela, je l’espère.

Il se tourna alors vers Mrs Hargreaves, la dévisagea longuement et hocha finalement la tête en lui demandant :

— Votre prénom ne serait pas Alice, par hasard ?

— Mais si, je m’appelle Alice ! s’écria-t-elle en souriant. (Son visage, cheveux ou pas, était resplendissant de beauté.) Comment l’avez-vous deviné ? poursuivit-elle. Nous sommes-nous déjà rencontrés ? Pourtant, je ne le crois pas !

— Alice Pleasance Liddell Hargreaves ?

— Mais oui !

— J’ai besoin de m’asseoir, grogna l’Américain.

Il alla s’adosser, le regard légèrement vitreux, à l’arbre le plus proche.

— C’est le choc, expliqua Burton aux autres.

Ce n’était pas à lui de reprocher à qui que ce fût de telles flambées de langage et de comportement. Lui aussi connaissait, à ses heures, ses accès d’irrationalité. Mais pour le moment, le plus important était de trouver un abri et de quoi manger. Ensuite, ils établiraient un plan de défense commune.

Il s’adressa aux autres en italien et en slovène, puis termina les présentations. Personne ne protesta quand il suggéra de descendre tous ensemble au bord du fleuve.

— Je crois que nous avons tous soif, dit-il. Et nous en profiterons pour voir de plus près ces champignons de pierre.

Ils retraversèrent la plaine. Les gens s’étaient assis dans l’herbe ou continuaient à errer comme des âmes en peine. Ils passèrent devant un couple qui se disputait, le visage congestionné. Ils étaient visiblement mariés dans leur précédente existence et leur scène de ménage devait remonter au début de leur vie commune. Mais tout d’un coup, l’homme tourna les talons et s’éloigna tranquillement. La femme le regarda partir, incrédule, et se lança à sa poursuite. Il la bouscula avec tant de violence qu’elle tomba dans l’herbe. Il se perdit ensuite dans la foule, mais elle se releva en criant son nom d’une voix hystérique et en le menaçant de faire un scandale s’il ne revenait pas immédiatement.

L’espace d’un instant, Burton pensa à sa propre femme, Isabel. Il ne l’avait pas aperçue dans la foule, mais cela ne signifiait pas qu’elle n’était pas là. Si c’était le cas, elle était certainement en train de le chercher. Elle n’aurait de cesse qu’elle ne l’ait trouvé.

Il se fraya un chemin à travers la foule jusqu’au bord du fleuve où il se mit à genoux pour boire dans ses mains. L’eau était limpide et rafraîchissante. Il avait l’impression d’avoir l’estomac absolument vide. Après s’être désaltéré, il ressentit une faim pressante.

— Nous avons bu aux eaux du Fleuve de la Vie, dit-il en se redressant. Peut-être le Styx ? Ou le Léthé ? Je ne crois pas que ce soit le Léthé, puisque j’ai gardé tous mes souvenirs de mon existence terrestre.

— J’aurais préféré oublier la mienne, déclara Frigate.

Alice Hargreaves était agenouillée au bord du fleuve. Appuyée sur une main, elle puisait l’eau de l’autre et la portait délicatement à ses lèvres. Burton admira son corps charmant. Il était curieux de savoir si elle serait blonde quand ses cheveux repousseraient. Si toutefois ils repoussaient jamais. Peut-être le bon plaisir de « ceux » qui les avaient mis là était-il de les voir chauves et nus pour l’éternité.

Ils se hissèrent au sommet du champignon le plus proche. Le granit gris avait une structure très dense, parsemée de nombreux points rouges. Le sommet de la pierre était plat et comprenait sept cents cavités disposées en cinquante cercles concentriques. Il y avait un cylindre dans la cavité du milieu. Un petit homme à la peau brune, au nez crochu et au menton fuyant était en train de l’examiner. Il leur sourit.

— Celui-ci ne veut pas s’ouvrir, dit-il en allemand. Il le fera sans doute plus tard. J’imagine qu’il est là pour nous montrer ce qu’il faut faire avec les nôtres.

Il se présenta sous le nom de Lev Ruach et continua en anglais avec un fort accent lorsque Alice, Frigate et Burton eurent décliné leur identité :

— Avant, j’étais athée, leur dit-il. Mais maintenant, je ne sais plus. Ce lieu est aussi choquant pour un athée que pour un dévot qui imaginait l’au-delà sous un aspect bien précis. J’avoue que je m’étais trompé. Mais ce n’est pas la première fois.

Il gloussa puis s’adressa à Monat :

— Je vous ai reconnu tout de suite. C’est une chance pour vous que vous soyez ressuscité au milieu de gens qui pour la plupart sont morts au dix-neuvième siècle. Autrement, vous vous seriez fait lyncher.

— Pourquoi ça ? demanda Burton.

— C’est lui qui a détruit la Terre, expliqua Frigate. Du moins, je le présume.

— Le Satellite, fit Monat d’une voix lugubre, était réglé pour ne détruire que des êtres humains. De toute manière, il n’aurait pas exterminé l’humanité entière. Il devait cesser de fonctionner dès qu’un certain nombre de morts – malheureusement assez élevé – aurait été atteint. Mais croyez-moi, mes amis, je ne voulais pas faire ça. Vous ne pouvez pas savoir ce que cela m’a coûté d’appuyer sur ce bouton. Pourtant, il fallait bien que je protège les miens. Je n’avais pas le choix.

— Tout a commencé, raconta Frigate, un jour où Monat passait en direct à la télévision. Il a eu le malheur de dire que les savants de Tau Ceti connaissaient une technique capable d’empêcher les gens de vieillir. Théoriquement, d’après lui, les hommes auraient pu devenir pratiquement immortels. Mais les Tau Cetiens n’utilisaient pas cette technique sur leur planète : elle était interdite. D’après Monat, il y avait une bonne raison pour cela, et cette raison s’appliquait également aux Terriens. C’est à ce moment-là que les censeurs officiels se sont rendu compte de ce qui se passait et ont coupé le son. Mais il était trop tard.