— Par la suite, reprit Lev Ruach, le gouvernement américain a publié des communiqués où il expliquait que Monat avait mal compris une question posée par le présentateur de l’émission et que sa méconnaissance de l’anglais l’avait amené à dire des choses inexactes. Mais cela ne servit à rien. Le peuple américain et ceux du monde entier exigeaient que Monat leur révèle le secret de la jeunesse éternelle.
— Que je ne possédais évidemment pas, fit Monat. Pas plus que les autres membres de notre expédition. En fait, seules de très rares personnes sur ma planète détenaient ce secret. Naturellement, quand nous avons voulu expliquer tout cela, personne n’a voulu nous croire. Des émeutes ont éclaté, la foule a rompu les barrières de protection autour du vaisseau et s’est précipitée à l’intérieur. J’ai vu mes compagnons se faire mettre en pièces en essayant de raisonner la horde furieuse. Raisonner ! J’ai dû agir non pas pour les venger, mais pour un tout autre motif. Je savais qu’une fois que nous serions tous tués, et même si ce n’était pas le cas, le gouvernement saurait rétablir l’ordre et prendrait possession du vaisseau. Les savants de la Terre ne mettraient pas longtemps à s’en inspirer pour en construire d’autres. Tôt ou tard, une invasion serait lancée contre Tau Ceti. Je n’avais qu’un moyen d’empêcher cela. Il fallait faire régresser la technologie de la Terre de plusieurs siècles, voire de plusieurs millénaires. La mort dans l’âme, sachant que je devais agir pour sauver ma propre civilisation, j’ai envoyé le signal au satellite en orbite. Je n’aurais pas eu à le faire si j’avais pu avoir accès au système d’autodestruction du vaisseau. Mais j’étais le dernier survivant et le temps pressait. J’ai appuyé sur le bouton. Au même instant, la foule enragée faisait sauter la porte de la cabine où je m’étais réfugié. Après, je ne me souviens de rien.
— J’étais hospitalisé dans les Samoa occidentales, déclara à son tour Frigate. Je me mourais d’un cancer généralisé. Je me demandais si j’avais des chances d’être enseveli à côté de Robert Louis Stevenson. Pas tellement, me disais-je, bien que j’eusse traduit l’Iliade et l’Odyssée en samoan… C’est alors que j’ai appris la nouvelle. Dans le monde entier, les gens étaient en train de mourir. Les voies de la fatalité étaient évidentes. Le satellite tau cetien émettait des radiations qui foudroyaient sur place tous les êtres humains. Aux dernières nouvelles, les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, l’Union soviétique, la Chine, la France et Israël envoyaient des missiles pour l’intercepter. Et l’orbite du satellite le conduirait au-dessus de Samoa dans les heures suivantes. C’était sans doute plus que mon organisme affaibli ne pouvait en supporter. Après, je ne sais plus rien.
— Les missiles ont échoué, continua Lev Ruach. Le satellite les a fait sauter bien avant qu’ils n’arrivent à destination.
Burton avait beaucoup de choses à apprendre sur le monde d’après 1890, mais il estimait que ce n’était pas le moment d’en parler.
— Je propose que nous allions explorer ces collines, dit-il. Il serait bon d’étudier la végétation pour voir si elle peut nous être utile. Nous tâcherons aussi de trouver du silex, pour fabriquer des armes. Ce spécimen de l’âge de la pierre devrait savoir comment s’y prendre. Il nous montrera.
Ils traversèrent la plaine. En chemin, plusieurs nouvelles recrues se joignirent au groupe. L’une d’elles était une petite fille d’environ sept ans, au visage adorable et aux yeux bleu foncé. Elle regarda pathétiquement Burton qui lui demanda en une douzaine de langages si elle avait retrouvé ses parents ou des membres de sa famille. Elle répondit dans un idiome que personne ne connaissait. Ceux du groupe qui parlaient plusieurs langues firent un certain nombre de vaines tentatives en hébreu, hindoustani, arabe, berbère, tzigane, turc, persan, latin, grec et pachto.
Frigate, qui connaissait un peu de gallois et de gaélique, lui parla doucement. Elle ouvrit de grands yeux en plissant le front. Les mots semblaient éveiller quelques échos chez elle, mais pas suffisamment pour être intelligibles.
— Si ça se trouve, dit Frigate, elle vient de la Gaule antique. Elle ne fait que répéter le mot « Gwenafra ». J’ai l’impression que c’est son nom.
— Nous l’appellerons Gwenafra, acquiesça Burton. Et nous lui apprendrons l’anglais.
Il prit l’enfant dans ses bras et continua à marcher. Gwenafra éclata en sanglots. Elle ne faisait aucun effort pour se dégager. Ses larmes exprimaient son soulagement et sa joie d’avoir trouvé un protecteur. Burton pencha la tête contre le corps tremblant de la petite fille. Il ne voulait pas que les autres voient les larmes qui coulaient de ses yeux.
A l’endroit où la plaine rencontrait les collines, comme si la limite avait été tracée au cordeau, le gazon prenait fin et laissait la place à de hautes herbes qui ressemblaient à des graminées. Les pins géants, les ifs et les araucarias côtoyaient d’exotiques géants noueux aux feuilles vert et rouge ainsi que de nombreux bouquets de bambous d’espèces différentes. Certains devaient atteindre près de vingt mètres de haut. La plus grande partie de la végétation était envahie de plantes grimpantes chargées de grosses fleurs de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel.
— Le bambou, expliqua Burton, est un bon matériau de base pour la fabrication de hampes de lances, de canalisations d’eau, de récipients, de meubles, d’habitations, de bateaux, de charbon et même de poudre à canon. Les jeunes pousses sont parfois comestibles. Mais nous aurons besoin d’outils pour couper et façonner les tiges.
Ils franchirent des collines de plus en plus hautes à mesure qu’ils approchaient des montagnes. Quand ils eurent parcouru trois kilomètres à vol d’oiseau et douze à marche d’escargot, ils furent arrêtés par la barrière montagneuse. C’était une paroi de roche lisse de couleur bleu-noir, parsemée d’énormes plaques de lichen aux reflets turquoise. Burton ne possédait aucun moyen de mesurer sa hauteur, mais il ne pensait pas se tromper de beaucoup en l’estimant à sept mille mètres environ. La façade s’étendait, sans la moindre faille visible, parallèlement au fleuve jusqu’à perte de vue.
— Avez-vous remarqué l’absence complète de vie animale ? demanda Frigate. Je n’ai même pas vu le moindre insecte.
Burton poussa soudain une exclamation. Il se dirigea à grands pas vers un éboulis rocheux et ramassa une pierre verte de la taille de son poing.
— Du silex noir, dit-il. Si nous en trouvons suffisamment, nous pourrons fabriquer des couteaux, des haches et des têtes de lances. Cela nous permettra de construire un abri, un radeau et bien d’autres choses.
— Pour faire des armes et des outils, il faudra attacher la pierre à des manches de bois, intervint Frigate. Qu’utiliserons-nous comme attache ?
— Pourquoi pas de la peau humaine ? demanda Burton.
Les autres parurent choqués. Burton émit alors un curieux rire chuintant, incongru chez un homme aussi viril d’aspect. Il ajouta :
— Si nous sommes contraints de tuer pour nous défendre, ou si nous avons la chance de tomber sur un cadavre qu’un assassin aura eu la bonté de nous abandonner, nous serions bêtes de ne pas en profiter. Cependant, si l’un de vous veut bien sacrifier une partie de son épiderme pour le bénéfice du groupe, qu’il n’hésite pas à le dire ! Nous lui en serons très reconnaissants.
— J’espère que vous plaisantez, dit Alice Hargreaves. Mais je ne peux pas dire que j’apprécie particulièrement ce genre de propos.