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— Attendez-vous à entendre bien pire, déclara Frigate. Mais il refusa de s’expliquer davantage.

6.

Burton examina la roche qui constituait la base de la montagne. La pierre bleu-noir de structure très dense était une variété de basalte, mais des éclats de silice jonchaient le sol un peu partout, comme s’ils s’étaient détachés d’une saillie de la paroi. Il était donc possible que le basalte ne soit pas compact. En se servant d’un éclat de roche, il gratta le lichen sur une certaine largeur. La pierre ainsi révélée ressemblait à une dolomie verdâtre. Apparemment, les morceaux de silex s’en étaient détachés, bien qu’il n’y eût nulle part de signe d’effritement ou de fracture de la veine.

Le lichen évoquait l’espèce Parmelia saxitilis, qui croît parfois sur les vieux ossements, y compris les têtes de mort, et par conséquent, selon la Doctrine des Signatures, peut s’employer comme remède de l’épilepsie ou baume cicatrisant pour les blessures.

Il allait rejoindre le groupe quand il entendit des bruits de pierres entrechoquées. Tout le monde s’était assemblé autour de l’homme préhistorique et de l’Américain qui, accroupis dos à dos, étaient occupés à tailler le silex. Ils s’étaient déjà fabriqué plusieurs têtes de haches primitives. Sous le regard des autres, ils en confectionnèrent six autres. Puis ils prirent chacun un gros nodule de silex noir et le brisèrent en deux avec une pierre carrée. Dans chaque moitié de nodule, ils commencèrent à tailler, à partir du bord extérieur, de longues écailles de pierre. Ils détachèrent ainsi une douzaine de lames chacun.

L’un de ces deux hommes avait vécu cent mille ans ou plus avant Jésus-Christ. L’autre représentait l’aboutissement raffiné de l’évolution humaine et le produit de la plus haute civilisation (technologiquement parlant) qui eût jamais existé sur la Terre. A en croire ce qu’il disait lui-même, c’était également l’un des derniers représentants de la race humaine avant l’apocalypse.

Soudain, Frigate hurla, fit un bond et se mit à sautiller sur place en secouant son pouce gauche. Un de ses coups de hache avait raté sa cible. Kazz sourit en exhibant des dents larges comme des pierres tombales. Il se leva à son tour et s’éloigna dans l’herbe haute de sa curieuse démarche chaloupée. Il fut de retour quelques instants plus tard, chargé de six tiges de bambou à l’extrémité biseautée et de plusieurs autres à bout droit. Il s’accroupit de nouveau et s’appliqua à fendre l’extrémité d’un bambou dans laquelle il inséra la pointe triangulaire entaillée d’une tête de hache en silex. Il noua solidement le tout avec des brins d’herbe.

Une demi-heure plus tard, le groupe était armé de haches, de poignards et de lances à hampe de bambou et à tête de pierre.

Le doigt de Frigate avait cessé de saigner. Burton lui demanda d’où il tenait sa science étonnante de la taille des pierres.

— J’étais ethnologue amateur, expliqua l’Américain. Pas mal de mes contemporains – relativement parlant, bien sûr – ont appris à tailler la pierre pour occuper leurs loisirs. Certains ont su acquérir une grande dextérité, mais je ne pense pas qu’aucun de nous soit jamais arrivé à la cheville d’un spécialiste du néolithique. Ces types-là ne faisaient que ça toute leur vie, vous comprenez. Je sais aussi travailler le bambou. Cela pourra servir.

Ils retournèrent en direction du fleuve. Ils firent une halte de quelques instants au sommet d’une colline. Le soleil était maintenant au zénith. La vue s’étendait sur des kilomètres le long du fleuve et sur la rive opposée. Ils étaient trop loin pour distinguer une éventuelle présence humaine de l’autre côté du fleuve, mais celui-ci était bordé des mêmes champignons de pierre. Le paysage de l’autre côté était le reflet exact de celui où ils se trouvaient.

Au nord et au sud, la vallée délimitée par les deux barrières montagneuses était rectiligne sur une vingtaine de kilomètres. Au delà, le fleuve faisait des méandres et se perdait à la vue.

Le soleil doit se coucher tôt et se lever tard, dit Burton. Nous devrons profiter du jour au maximum.

A ce moment-là, tout le monde sursauta et on entendit de grands cris. Une flamme bleue avait surgi du sommet de chaque champignon de pierre pour s’élever à une hauteur de six ou sept mètres et disparaître aussitôt. Quelques secondes plus tard, un grondement sourd, comme un bruit de tonnerre lointain, roula à leurs oreilles. Puis il atteignit la montagne qui se trouvait derrière eux et se répercuta plus loin.

Burton reprit la petite fille dans ses bras et courut en direction de la plaine. Tout en maintenant un bon pas, ils étaient forcés de ralentir de temps à autre pour reprendre leur souffle. Mais quelle sensation merveilleuse de pouvoir de nouveau utiliser ses muscles sans avoir à les ménager ! Il avait peine à croire que, quelques heures à peine auparavant, son pied droit était perclus de goutte et son cœur s’emballait s’il grimpait seulement quelques marches.

La plaine atteinte, ils continuèrent à courir car ils voyaient qu’il se faisait un grand remue-ménage autour des champignons. Burton rudoyait et bousculait les gens qui se trouvaient sur son passage. Certains lui lancèrent de mauvais regards, mais nul n’osa s’opposer à lui. Ils se trouvèrent enfin au pied du champignon, dans l’espace que la foule avait prudemment dégagé. Ils virent aussitôt ce qui avait causé toute l’agitation. Ils le sentirent surtout. Frigate, qui s’était arrêté à côté de Burton, eut un haut-le-cœur sur un estomac vide et s’écria :

— Oh, mon Dieu !

Burton en avait trop vu dans sa vie pour se laisser impressionner par un spectacle macabre. De plus, il possédait la faculté de s’abstraire, en quelque sorte, de la réalité, quand celle-ci devenait trop pénible ou trop effrayante. Parfois, cette distanciation était un acte volontaire. Mais la plupart du temps, elle se faisait automatiquement, comme un réflexe. Ce qui était le cas ici.

Le cadavre gisait sur le côté, en partie au-dessous du chapeau du champignon. La peau avait été complètement brûlée. Les muscles mis à nu étaient carbonisés. Le nez, les oreilles, les doigts, les orteils et les organes génitaux avaient disparu ou n’étaient plus que des restes informes.

Non loin de là, une femme à genoux murmurait une prière en italien. Elle avait de grands yeux noirs qui auraient été magnifiques si les larmes ne les avaient pas rougis et gonflés. Son corps était splendide. Dans d’autres circonstances, il aurait certainement attiré l’attention de Burton.

— Que s’est-il passé ? lui demanda-t-il.

Elle cessa de prier et leva la tête. Puis elle se mit debout en chuchotant d’un trait :

— Le père Giuseppe était appuyé contre le rocher. Il disait qu’il avait faim et que ce n’était pas la peine que nous fussions ressuscités si c’était pour mourir de faim. Je lui ai répondu que c’était impossible, que nous ne pouvions pas mourir puisque nous nous étions levés d’entre les morts et que l’on pourvoirait à nos besoins. Il pensait que nous nous trouvions peut-être en enfer et que nous serions nus et affamés jusqu’à la fin des temps. Je lui ai dit de ne pas blasphémer, que surtout lui, le père Giuseppe, devrait être le dernier à dire des choses pareilles. Mais il se désespérait parce que ce qui se passait ne correspondait pas à ce qu’il avait annoncé aux gens, depuis plus de quarante ans, et alors… et alors…

Burton attendit quelques secondes. Puis il demanda :

— Et alors ?

— Le père Giuseppe disait que même les flammes de l’enfer, qu’il n’avait pas encore vues ici, vaudraient mieux que d’être affamé pendant toute l’éternité. Et juste à ce moment-là, les flammes ont jailli et l’ont enveloppé, et puis il y a eu un grand bruit, comme l’explosion d’une bombe, et il est tombé mort, carbonisé. Quel malheur ! Quel malheur !