Il était largement plus de quatre heures de l’après-midi, mais le soleil emplissait encore le ciel de sa lumière, l’embrasant comme une torche gigantesque, et ils ne pouvaient lever les yeux au-dessus de la ligne de flottaison. De temps en temps ils voyaient le soleil se refléter dans les murs de verre des bâtiments environnants et former une multitude de feuilles immenses et flamboyantes, pareilles aux facettes étincelantes des yeux d’insectes géants.
La station d’essais était un édifice en forme de tambour, à deux étages, d’une quinzaine de mètres de largeur et d’une portée de poids de vingt tonnes. Le pont inférieur comprenait le laboratoire et le pont supérieur, les quartiers des deux biologistes, la cabine des cartes (ou kiosque de navigation) et les bureaux. Une petite passerelle surplombait le toit, avec les enregistreurs de taux de température et d’humidité, l’appareil à jaugeage de pluies et le compteur à radiations. Des touffes de mauvaises herbes et de varech rouge s’incrustaient entre les plaques de bitume du ponton, ratatinées et brûlées avant même d’avoir atteint la balustrade qui entourait le laboratoire ; des massifs de sargasses et de spirogyras pleins de détritus s’aggloméraient près de l’étroite jetée et s’effondraient, tout dégoulinants, formant une sorte d’immense radeau détrempé.
Ils pénétrèrent dans la pénombre fraîche du laboratoire et s’assirent derrière leur bureau. Des graphiques de programmes décolorés étaient suspendus au-dessus d’eux, en demi-cercle, attachés au plafond derrière l’estrade, inclinés sur un bric-à-brac de bancs et de sorbonnes, formant une espèce de fresque poussiéreuse. Ceux de gauche, qui dataient de leur première année de travail, étaient remplis d’inscriptions détaillées et de ramifications terminées de flèches étiquetées minutieusement ; ceux de droite au contraire portaient de moins en moins d’indications, se réduisant finalement à quelques gribouillages au crayon, d’une énorme écriture à méandres qui ne laissait la place qu’à une ou deux inscriptions purement écologiques. Quelques écrans de fenêtre en carton avaient perdu leurs agrafes et pendaient en avant comme les larges écaillures d’un bateau abandonné, amarré à sa dernière jetée ; ils étaient recouverts de graffiti gnomiques et incompréhensibles.
Tout en traçant négligemment du doigt une rose des vents sur le pupitre recouvert de poussière, Kerans attendait que Bodkin lui fournisse quelques explications sur ses curieuses expériences avec Hardman. Mais Bodkin s’installa confortablement derrière le désordre de fichiers et de classeurs à catalogues qui couvraient son bureau, ouvrit le tourne-disque, retira le disque du plateau et se mit à le faire tourniquer entre ses mains d’un air réfléchi.
— Je suis navré, commença Kerans, d’avoir laissé échapper ces mots sur notre départ dans trois jours. Je n’avais pas réalisé que vous puissiez le cacher à Hardman…
Bodkin haussa les épaules, laissant entendre par là que cela avait peu d’importance.
— La situation est complexe, Robert. Je commence à peine à en démêler les fils, c’est pourquoi je ne voulais pas y introduire un nœud coulant, tout simplement !
— Mais pourquoi ne pas lui dire ? pressa Kerans qui espérait ainsi indirectement justifier son faible sentiment de culpabilité. La perspective du départ devrait sûrement le sortir de sa léthargie.
Bodkin abaissa cocassement ses lunettes sur le bout de son nez et regarda Kerans.
— Ça n’a pas l’air de vous avoir fait le même effet, Robert. Ou je me trompe lourdement, ou c’est plutôt le contraire ! Pourquoi les réactions de Hardman seraient-elles différentes des vôtres ?
Kerans sourit.
— Désolé, Alan ; je ne veux pas m’immiscer dans cette affaire, d’autant plus que c’est moi qui vous ai, en quelque sorte, confié Hardman… Mais, à quoi jouez-vous exactement, Hardman et vous, avec… avec ce radiateur électrique et ces réveille-matin ?
Bodkin se retourna pour glisser le disque miniature avec les autres dans un classeur posé sur une tablette. Il leva les yeux sur Kerans et le contempla de ce regard doux et pénétrant avec lequel il avait observé Hardman. Kerans réalisa alors combien leurs relations, jusqu’alors celles de collègues ayant une confiance totale et absolue l’un envers l’autre, devenaient semblables à celles qui existent entre un observateur et son sujet. Après une pause, Bodkin lança un coup d’œil sur les feuilles des programmes et Kerans gloussa involontairement.
« Sacré vieux coquin, se dit-il. Il a réussi à me faire venir ici en compagnie de ses algues et de ses nautiles, et il va bientôt se mettre à me faire écouter ses disques ! »
Bodkin se leva et désigna du doigt les trois rangées de bancs de laboratoire, chargés de vivaria, de bocaux à spécimen aux couvercles fumés sur lesquels on avait épinglé des pages de carnet de notes.
— Dites-moi, Robert, si vous deviez résumer le travail des trois dernières années en une simple phrase, comment vous y prendriez-vous ?
Kerans hésita, puis tendit les mains en avant.
Ce n’est pas si difficile… (Il s’aperçut que Bodkin avait posé une question sérieuse et rassembla ses esprits.) Eh bien, on peut tout simplement dire que, sous l’influence de l’élévation des taux de température, d’humidité et d’irradiations, la flore et la faune de cette planète commencent à reprendre les formes qu’elles affichaient à la dernière époque où ces conditions étaient réunies… C’est-à-dire en gros, le trias.
— C’est correct, approuva Bodkin en déambulant entre les bancs. Pendant ces trois dernières années, Robert, nous avons, vous et moi, examiné à peu près cinq mille spécimens du règne animal et vu, dans le vrai sens du mot, des dizaines de milliers de nouvelles variétés de plantes. Partout, le même processus s’est déroulé, à savoir : d’innombrables mutations qui transforment les organismes pour les aider à survivre dans leur nouvel élément. Partout, on a assisté à ce même recul précipité – à tel point que le peu d’organismes capables de résister à cette dégringolade présente des anomalies indéniables ; je veux parler de quelques amphibies, des oiseaux et de l’homme. Il est curieux de voir comment, tout en ayant soigneusement catalogué les reculs de tant de plantes et d’animaux, nous avons pu ignorer la créature la plus importante de notre planète…
Kerans se mit à rire.
— Là, je vous tire volontiers mon chapeau, Alan !
Mais que voulez-vous dire ? Que l’homo sapiens est sur le point de se transformer en homme de Cro Magnon ou de Java, jusqu’à n’être plus qu’un sinanthrope[5] ? C’est invraisemblable, voyons ! Ne serait-ce pas purement et simplement du lamarckisme à rebours ?
— D’accord, ce n’est pas ce que je veux dire, répondit Bodkin en donnant une poignée de cacahuètes à un ouistiti, enfermé dans une sorbonne transformée en cage. Si on ne peut nier qu’au bout de deux ou trois cents millions d’années l’homo sapiens ait bel et bien disparu pour laisser la place à vous et moi qui représentons l’espèce supérieure de cette planète, un processus biologique ne peut être totalement réversible ! (Il administra une petite tape au ouistiti avec le mouchoir de soie qu’il avait ressorti de sa poche et l’animal fit un timide bond en arrière.) Si nous, nous revenons dans la jungle, nous ne nous en habillons pas moins pour le dîner !
Il alla à une des fenêtres et regarda au dehors à travers le treillis de protection ; le pont en porte-à-faux qui passait au-dessus d’eux ne laissait filtrer qu’une étroite bande de lumière éblouissante. Baignant dans une immense chaleur, la lagune s’étalait, immobile ; des nuages de vapeur montraient leur gros dos, suspendus au-dessus de l’eau, évoquant des fantômes d’éléphants.