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— Mais, en réalité, je pense à tout autre chose. Est-ce seulement le paysage extérieur qui s’altère ? Combien de fois n’avons-nous pas eu, pour la plupart, l’impression de déjà vu[6], de se rappeler, en fait, trop bien tous ces étangs et toutes ces lagunes ? La conscience opère une sélection importante, mais les souvenirs biologiques les plus éloignés sont désagréables ; ce sont des réminiscences de danger, de terreur. Rien n’existe depuis aussi longtemps que la peur. Nous voyons partout dans la nature se manifester des mécanismes innés, libérés depuis plusieurs millions d’années, mais dont la puissance n’a pas diminué. Nous avons un exemple classique : la transmission dans le cerveau du rat des champs, de génération en génération, de la silhouette d’un faucon. Si on lui présente le tracé de cette silhouette à travers les barreaux de sa cage, il se précipite dans tous les coins, en cherchant à se cacher. Et comment pouvez-vous expliquer autrement notre répugnance universelle et totale envers les araignées dont une espèce seulement est reconnue nous piquer ?… Ou cette haine, tout aussi surprenante – vu leur rareté – envers les serpents et les reptiles ? Tout simplement parce que nous portons, enfoui au fond de nous, un souvenir du temps où les araignées géantes représentaient un danger mortel et où l’espèce reptilienne était une forme dominante de la vie sur notre planète…

Kerans sentait le poids de la boussole tirer sur sa poche.

— Ainsi, fit-il, vous craignez que la hausse de température et des radiations soient en train de déclencher dans nos esprits une alerte I.R.M. ?

— Pas dans nos esprits, Robert. Ce sont les souvenirs les plus vieux de la terre, le chiffrage des temps contenu dans chaque chromosome, dans chaque gène. Chaque pas en avant dans l’évolution de notre espèce est une borne gravée de souvenirs organiques – depuis le cycle du bioxyde de carbone, contrôlé par les enzymes, jusqu’au fonctionnement du plexus brachial et de l’influx nerveux dans les cellules pyramidales du cortex cérébral, qui enregistrent chacune les milliers de réactions dues à de brusques crises physico-chimiques… Exactement, de la même façon que la psychanalyse reconstitue le traumatisme d’un fait de l’enfance pour libérer une nature refoulée, nous sommes actuellement replongés dans un passé archéopsychique, mettant ainsi à nu des impulsions et des tabous assoupis pendant des siècles. La brièveté de la vie d’un individu est trompeuse : chacun de nous est aussi vieux que toute l’espèce vivante et nos vaisseaux sanguins sont tributaires de l’océan de cet immense passé. L’odyssée du fœtus qui se développe dans le ventre de la mère est une récapitulation de toute cette évolution passée ; le système nerveux central de ce fœtus est une échelle chiffrée des temps ; chaque connexion de neurones, chaque transmission au niveau de la moelle épinière est un arrêt symbolique, une unité de temps dans le développement nerveux.

« Aussi loin que vous remontiez dans le système nerveux central, depuis le cervelet en suivant la moelle épinière du cordon médullaire, vous remontez de la même façon dans le passé du système neuro-végétatif. La jonction, par exemple, entre une vertèbre dorsale et une lombaire, soit la D-12 (douzième dorsale) et la L-l (première lombaire) représente l’immense transition entre le poisson à respiration branchiale et l’amphibie à respiration pulmonaire dans une cage thoracique ; c’est la véritable jonction, ici même, sur les bords de cette lagune, entre les ères paléozoïque et triasique. »

Bodkin revint vers son bureau et passa la main sur les disques dans le classeur. Tout en écoutant distraitement la voix calme et posée de Bodkin, Kerans, amusé, se surprit à penser à cette rangée de disques parallèles comme à une colonne vertébrale de modèle neurophonique. Il se rappela ce rythme sourd émis par le tourne-disque dans la cabine de Hardman et ces étranges sonorités atténuées. Ce jeu de mots n’était-il pas plus proche de la réalité qu’il ne l’imaginait ?…

— Vous pouvez, si vous voulez, continuait Bodkin, appeler cela « psychologie des équivalences totales » – disons « neuroniques », pour abréger – … et puis mettez cela au rang des produits de l’imagination métabiologique. Pourtant, je suis convaincu que, en retournant dans le temps géophysique, nous remontons aussi le couloir amniotique et réintégrons, en passant par une ère spinale, le temps archéophysique. Nous nous souvenons inconsciemment des paysages de chaque époque, avec chacun sa propre structure géologique, sa flore et sa faune particulières ; et n’importe qui les reconnaîtrait, tel le voyageur dans The Time Machine de Wells[7]. Il n’est pas question ici de montagnes russes, mais d’une réorientation complète de la personnalité. Si nous nous laissons dominer par des fantômes d’outre-tombe lorsqu’ils nous apparaissent, nous nous laissons ramener au rivage par la marée montante, impuissants, comme des épaves.

Il saisit un des disques dans le classeur, puis le remit après avoir hésité quelques instants.

— Cet après-midi, continua-t-il, j’ai sans doute pris un risque avec Hardman en utilisant le radiateur pour simuler le soleil et faire monter la température jusqu’à 49 degrés, mais ça valait le coup ! Pendant les trois semaines précédentes, ses rêves lui avaient presque fait perdre la raison, mais ces quelques derniers jours, il était beaucoup moins ébranlé ; on aurait presque dit qu’il acceptait ses cauchemars et qu’il admettait qu’on le ramène en arrière, sans y opposer aucun contrôle conscient. Je désire, dans son propre intérêt, le tenir éveillé le plus longtemps possible… C’est le rôle des réveille-matin.

— S’il n’oublie pas de les remonter ! ajouta tranquillement Kerans.

On entendit au dehors le ronronnement du canot de Riggs qui traversait la lagune. Kerans banda les muscles de ses jambes, alla vers la fenêtre et regarda le bateau qu’on amarrait dans un demi-cercle décroissant autour de la base. Il mouillait maintenant contre la jetée et Riggs tenait une conférence extra-conventionnelle avec Macready de l’autre côté de la passerelle. Il désigna plusieurs fois la station d’essais avec sa canne et Kerans supposa qu’ils étaient en train de prendre des dispositions pour la remorquer jusqu’à la base. Mais, il ne savait exactement pourquoi, ce départ imminent ne provoquait en lui aucune réaction. Les spéculations de Bodkin, si nébuleuses qu’elles fussent, et sa nouvelle psychologie sur les neurones expliquaient bien mieux que toute autre chose la métamorphose de ses pensées. La direction des Nations unies avait avancé, elle, l’hypothèse suivante : à l’intérieur des périmètres décrits par les cercles arctique et antarctique, la vie continuerait à être comme avant, avec les mêmes relations sociales et familiales et approximativement les mêmes ambitions et les mêmes satisfactions. C’était une erreur manifeste, et l’accroissement du niveau des eaux et de la température le prouverait, lorsqu’il aurait atteint les redoutes polaires en question. Il s’avérait plus important de dresser la carte des deltas fantômes et des plages illuminées de continents neuroniques engloutis, que de dresser celle des ports et des lagunes du paysage extérieur !

— Dites-moi, Alan, lança-t-il par-dessus son épaule tout en continuant à regarder Riggs qui piétinait sur la jetée, pourquoi ne faites-vous pas un exposé de votre théorie pour le Camp Byrd ? Il me semble que vous devriez leur faire connaître vos idées… Il y a toujours une chance de…

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6

En français dans le texte.

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7

The Time Machine : Œuvre de Herbert-George Wells, romancier, journaliste et sociologiste anglais (1866-1946) qui raconte un voyage dans un futur éloigné.