Mais Bodkin était parti. Kerans entendit son pas lourd remonter l’escalier et décroître jusqu’à sa cabine, son pas d’homme fatigué, qui en a trop vu pour se soucier de l’opinion des autres sur ses avertissements.
Kerans retourna à son bureau et s’assit. Il sortit la boussole de sa poche et la mit en face de lui, la faisant balancer dans ses mains. Autour de lui, les bruits étouffés du laboratoire formaient un fond sonore qui parvenait, assourdi, jusqu’à son esprit : les frottements de la fourrure du ouistiti qui jouait, les tip-tap d’un poste-émetteur, ou encore les grattements d’un rouleau sur lequel on enregistrait le phototropisme d’une plante grimpante…
Kerans se mit à examiner paresseusement la boussole, faisant doucement pivoter l’aiguille dans le coffrage jusqu’à la mettre dans l’axe des graduations. Il essaya de trouver la raison pour laquelle il l’avait prise à l’arsenal. Elle devait normalement appartenir à l’un des chalands et on allait bientôt s’apercevoir de sa disparition, il devrait alors subir l’humiliation dégradante de reconnaitre son larcin.
Il remit la boussole dans sa boîte, la fit pivoter dans sa direction, sans réaliser qu’il sombrait momentanément dans le rêve et que toute sa conscience se concentrait sur le ressort qu’indiquait l’aiguille, sur l’image confuse incertaine mais curieusement puissante qu’évoquait le mot Sud ; toute la magie latente, tout le pouvoir magnétique contenu dans la coupe de cuivre qu’il tenait entre les mains se répandaient, semblables aux odeurs enivrantes de quelque Graal de légende.
4. La route du soleil
Le lendemain, pour des raisons que Kerans ne devait tout à fait comprendre que beaucoup plus tard, le lieutenant Hardman disparut.
Après une nuit d’un profond sommeil sans rêves, Kerans se leva et prit son petit déjeuner vers sept heures. Il resta ensuite une heure sur son balcon, dans un transat, en short de latex blanc ; la lumière du soleil se répandait sur l’eau sombre et baignait son corps maigre, couleur d’ébène. Au-dessus de lui le ciel lumineux et marmoréen contrastait avec la profondeur et l’immobilité de la lagune encaissée, semblable à un immense puits rempli d’ambre. Les bâtiments recouverts par les arbres qui se dressaient sur ses bords semblaient sortir du fond des âges et surgir du magma terrestre après quelque énorme cataclysme, embaumés dans les temps infinis qui s’étaient écoulés, tout en s’effondrant doucement.
Il s’arrêta près de son bureau et caressa des doigts la boussole de cuivre qui brillait dans la pénombre de l’appartement, puis se dirigea vers la chambre et enfila une combinaison kaki, histoire de faire un minimum de concessions envers Riggs pour les préparatifs du départ. Le sportswear italien n’était pas précisément indiqué ; il aurait attiré l’attention du colonel en déambulant vêtu d’un ensemble bleu pastel qui portait une marque du Ritz.
Même s’il envisageait de rester, Kerans se refusait à prendre toute précaution, par principe. Outre les réserves de carburant et de ravitaillement dues, ces derniers six mois, à la largesse du colonel Riggs, il avait aussi eu besoin d’une foule de petites pièces de secours et de rechange, depuis un nouveau verre de montre jusqu’à une réinstallation complète des fils électriques pour l’éclairage de l’appartement. Une fois la base et son atelier partis, il serait vite assailli par une série de petits ennuis qui s’accumuleraient et il n’y aurait plus de sergent technicien à sa disposition pour y remédier.
Afin de simplifier le travail du personnel des magasins et pour s’épargner des voyages superflus à la base, Kerans avait fait un stock de boîtes de conserve chez lui, assez pour se nourrir pendant un mois. Elles se constituaient surtout de lait condensé et de lunches tout préparés, mais en fait, il était inconcevable de s’en contenter sans l’apport des petites choses fines que Béatrice resserrait dans les profondeurs de sa glacière. Kerans comptait sur ce vaste garde-manger et ses réserves de foie gras et de filet mignon[8] pour tenir le coup, mais il y en avait assez pour trois mois, tout au plus. Après cela, ils devraient vivre des ressources du sol et se contenter de menus à base de potages aux champignons et de steaks d’iguanes.
Le problème le plus sérieux restait celui du carburant. Les réservoirs à diesels du Ritz contenaient un peu plus de cinq cents gallons (deux mille cinq cents litres), assez pour faire marcher le système de réfrigération pour un maximum de deux mois. En le supprimant dans la chambre et le cabinet de toilette, quitte à vivre dans le salon, et en haussant la température ambiante à trente-deux degrés, il pourrait, avec un peu de chance, doubler la durée de consommation ; mais une fois ces réserves épuisées, il pourrait difficilement y suppléer. Toutes les citernes et toutes les réserves camouflées dans les bâtiments éventrés qui entouraient les lagunes avaient depuis longtemps été mises à sec par les hordes de réfugiés qui avaient émigré vers le nord, ces trente dernières années, à bord de rapides bateaux à moteur et de yachts. Le réservoir du catamaran à moteur de hors-bord contenait une quinzaine de litres, assez pour un trajet de cinquante kilomètres environ, ou alors un aller et retour du Ritz chez Béatrice une fois par jour pendant un mois.
Il ne savait pourquoi, mais ce crusoétisme à rebours – se faire abandonner, sans le secours d’un carrack chargé de vivres et de matériel, qui aurait providentiellement échoué sur un récif voisin – avait éveillé quelque angoisse dans son esprit. En quittant l’appartement, il laissa le thermostat sur les vingt-sept degrés habituels, sans se soucier du gaspillage de carburant, se refusant par principe à faire une seule concession devant les dangers qu’il aurait à affronter après le départ de Riggs. Il pensa tout d’abord qu’il se comportait comme cela parce qu’il estimait, inconsciemment mais judicieusement, son bon sens naturel capable de le sauver. Mais, tandis qu’il mettait le moteur en marche et pilotait le catamaran sur les ondulations douces et huileuses de la rivière vers la lagune suivante, il réalisa que cette indifférence montrait le caractère particulier de sa décision de rester. Pour utiliser le langage symbolique de la théorie de Bodkin, il était en train d’abandonner ses estimations conventionnelles du temps, relatives à ses propres besoins physiques et entrait dans le monde de l’infini, du temps neuronique. Les intervalles énormes de l’échelle des temps géologiques étalonnaient son existence. Dans ce monde, un million d’années représentaient la plus courte durée de travail d’une équipe, et les problèmes de vêtements et de nourriture étaient devenus aussi peu importants qu’ils ne l’étaient pour un bonze accroupi devant un bol de riz vide, à l’ombre d’un baldaquin que formait un cobra aux mille têtes, dieu de l’éternité.
Il pénétra dans la troisième lagune, rame levée pour écarter les feuilles longues de trois mètres à peu près d’une prèle géante, qui trempaient dans la rivière. Il remarqua que les hommes du sergent Macready avaient levé les amarres de la station d’essais et étaient en train de la haler lentement vers la base. L’espace qui séparait les deux bâtiments se rétrécissait, faisant penser à un baisser de rideau (à la fin d’une pièce). Kerans, debout à l’arrière du catamaran, sous le parapluie de feuilles baignant dans l’eau, était le spectateur qui regardait, dans les coulisses, la fin d’un spectacle auquel il avait un peu participé.
Il ne voulut pas attirer l’attention en remettant le moteur en marche et fit glisser le bateau dans la lumière du soleil ; les feuilles géantes trempaient complètement dans la gelée verte de l’eau ; il rama doucement en contournant la lagune jusqu’au bloc où habitait Béatrice. De temps en temps, le vacarme de l’hélicoptère qui faisait des manœuvres d’atterrissage lui parvenait et les remous du halage de la station d’essais venaient marteler les parois du catamaran, puis s’engouffraient à sa droite, par les fenêtres ouvertes, pour aller se heurter contre les murs intérieurs des bâtiments. Le petit croiseur de Béatrice faisait entendre des craquements sinistres. La salle des machines avait été inondée et le pont arrière, chargé de deux gros moteurs Chrysler, dépassait à peine du niveau de l’eau. Tôt ou tard, une tempête thermique ferait chavirer le bâtiment et il irait échouer dans une des rues englouties.