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En sortant de l’ascenseur, il trouva le patio désert ; les verres de la veille traînaient encore sur le plateau, au milieu des transats. Les rayons du soleil inondaient déjà la piscine, illuminant les hippocampes jaunes et les tridents bleus qui en tapissaient le fond. Quelques chauves-souris se tenaient dans l’ombre de la gouttière au-dessus de la fenêtre de la chambre de Béatrice, mais elles s’envolèrent au moment où Kerans s’asseyait, pareilles à des vampires fantômes qui fuient le lever du jour.

À travers les persiennes, Kerans aperçut Béatrice vaquer tranquillement à l’intérieur, et cinq minutes plus tard elle pénétrait dans le salon, le buste ceint d’une serviette noire. À demi cachée dans la pénombre, à l’autre bout de la pièce, l’air fatigué, les traits tirés, elle le salua d’un vague signe de la main. Un coude appuyé au bar, elle se versa quelque chose dans un verre, considéra l’un des Delvaux d’un air morne et retourna dans sa chambre.

Comme elle ne revenait pas, Kerans alla à sa recherche. Au moment où il poussait les battants de la porte de verre, l’air chaud du salon le frappa au visage comme les odeurs d’une cantine bourrée de monde. Plusieurs fois, ce mois dernier, le générateur ne s’était pas mis immédiatement en marche lorsqu’on réglait le thermostat, et la température devait bien atteindre trente-deux degrés. C’était probablement la cause de l’ennui apathique de Béatrice.

Kerans entra ; elle était assise sur son lit, tenant le verre rempli de whisky sur ses genoux ronds. L’atmosphère lourde et chaude rappela à Kerans la cabine de Hardman pendant l’expérience de Bodkin. Il se dirigea vers le thermostat posé sur la table de chevet et le baissa de dix-huit à douze degrés.

— Il est encore détraqué, remarqua laconiquement Béatrice. Le moteur ne marche toujours pas.

Kerans tenta de lui ôter le verre des mains, mais elle esquiva son geste.

— Laisse-moi, Robert, dit-elle d’une voix lasse. Je sais que je ne suis qu’une lavette, une ivrogne, mais j’ai passé la nuit dans les jungles de la planète Mars et je n’ai aucune envie qu’on me fasse un sermon !

Kerans la scruta de près, avec un sourire où se mêlaient l’affection et le désespoir.

— Je vais voir si je peux réparer le moteur. Cette chambre pue comme si un bataillon entier de forçats la partageaient avec toi. Prends une douche, Béa, et essaye de te remettre d’aplomb. Riggs part demain et nous allons avoir besoin de tous nos esprits. Quels sont ces cauchemars dont tu souffres ?

Béatrice haussa les épaules.

— Des cauchemars de jungle, murmura-t-elle sans donner de précisions. Je suis en train de réapprendre mon alphabet ! La nuit dernière c’étaient les jungles delta ! (Elle lui adressa un pâle sourire, puis ajouta, avec une pointe de malice.) N’aie pas l’air si sombre : bientôt ce sera ton tour de rêver !

— J’espère bien que non ! (Il la regarda sans plaisir porter le verre à ses lèvres…) Et fiche-moi ça en l’air ! Les petits déjeuners au whisky, c’est peut-être une vieille coutume dans les Highlands, mais ça tue le foie !

Béatrice le repoussa d’un geste.

— Je sais : l’alcool tue lentement… Mais je ne suis pas pressée ! Va-t’en, Robert.

Kerans se leva et tourna les talons. Il alla dans la cuisine et descendit dans la resserre. Ayant trouvé une lampe de poche et un nécessaire à outils, il se mit à réparer le générateur.

Une demi-heure plus tard, lorsqu’il remonta sur le patio, Béatrice apparemment tout à fait sortie de sa torpeur, était en train de se laquer les ongles de vernis bleu, très absorbée dans cette tâche.

— Hello, Robert ! Tu es de meilleur poil ?

Kerans s’assit sur le carrelage, tout en essuyant les dernières traces de graisse de ses mains. Il administra une petite tape sur le mollet bien galbé et repoussa le talon vengeur qu’elle brandissait vers sa tête.

— J’ai réparé le générateur et avec un peu de chance il ne te donnera plus d’ennuis. C’est marrant : le moteur de mise en marche à deux tours était déréglé ; figure-toi qu’il marchait à l’envers !

Il allait se lancer dans une explication détaillée sur l’ironie de cet incident lorsqu’ils entendirent un cri d’appel qui venait d’en bas de la lagune. Les bruits d’une effervescence soudaine leur parvinrent alors de 1a base ; des moteurs toussotèrent et accélérèrent ; on entendit des bossoirs grincer tandis que l’on mettait deux chaloupes de secours à l’eau ; des éclats de voix se croisèrent et des bruits de pas dégringolèrent les escaliers.

Kerans sursauta et courut autour de la piscine jusqu’à la balustrade.

— Tu ne vas pas me dire qu’ils partent aujourd’hui !… Riggs est tout à fait capable d’avoir combiné ça pour nous prendre de court !

Béatrice arriva à ses côtés, retenant d’une main la serviette sur ses seins, et ils regardèrent en bas, vers la base. Chaque membre de l’unité semblait avoir été mobilisé : le canot et les deux chaloupes bondissaient et faisaient des manœuvres autour de la jetée. Les rotors inclinés de l’hélicoptère tournaient lentement, tandis que Riggs et Macready se préparaient à y monter. Les autres, en file sur la jetée, attendaient leur tour pour grimper dans les trois embarcations. Bodkin lui-même, qu’on avait sorti de sa couchette, debout sur le pont de la station d’essais, criait quelque chose à Riggs.

Macready aperçut tout à coup Kerans à la balustrade… Il dit quelques mots au colonel qui saisit un haut-parleur et traversa le toit dans leur direction.

— KE RANS ! DOC-TEUR KE-RANS !

Les éclats démesurés de ces sons amplifiés retentirent comme le tonnerre sur les toits et les protections d’aluminium installées aux vitres des fenêtres renvoyèrent l’écho. Kerans mit les mains en cornet derrière ses oreilles pour essayer de distinguer les mots hurlés par le colonel, mais ils se perdirent dans le ronflement de l’hélicoptère. Riggs et Macready montèrent alors dans la cabine et le pilote se mit à lui faire du sémaphore à travers le pare-brise du cockpit.

Après avoir traduit les signaux morses, Kerans quitta rapidement la balustrade et se mit à rentrer les transats dans le salon.

— Ils vont venir me prendre ici, dit-il à Béatrice tandis que l’hélicoptère s’élevait en diagonale au-dessus de la lagune. Tu ferais mieux de t’habiller, ou bien de te cacher ; le courant d’air va emporter ta serviette comme une feuille de papier de soie. Riggs a déjà bien assez de fil à retordre comme cela !

Béatrice l’aida à rouler la toile de tente puis, comme l’ombre tournoyante de l’hélicoptère recouvrait maintenant le patio, faisant courir sur leurs épaules un courant d’air descendant, elle rentra dans le salon.

— Mais qu’est-ce qui se passe, Robert ? lui cria-t-elle. Pourquoi Riggs se démène-t-il comme cela ?

Kerans se protégea la tête à l’approche de la machine ronronnante et contempla les lagunes encerclées de vert qui s’étalaient vers la ligne d’horizon, un coin de sa bouche secoué soudain par un tremblement nerveux.