— Il ne se démène pas. Il est seulement bourré d’inquiétude. Tout commence à s’écrouler autour de lui : le lieutenant Hardman a disparu !
Par le hublot ouvert, on voyait s’étaler la jungle en dessous de l’hélicoptère, pareille à une immense plaie en putréfaction. Les bosquets de gymnospermes géants se dressaient en massifs épais sur les toits des immeubles inondés, adoucissant leurs contours blancs et géométriques. Çà et là de vieux châteaux d’eau en béton surgissaient du marais, ou les restes d’une jetée de fortune qui flottait encore à côté d’un bloc de bureaux, mastodonte écroulé sur lequel poussaient des acacias au feuillage léger et des tamaris en fleur. D’étroits ruisseaux, recouverts de ramures, transformés en sortes de tunnels verts et illuminés, s’éloignaient, en serpentant, des lagunes plus grandes et allaient probablement rejoindre les cours d’eaux, larges de cinq cents mètres qui s’étalaient au-dessus des anciens faubourgs de la ville. Partout la vase apparaissait, s’amoncelant en énormes bancs contre le viaduc d’une voie de chemin de fer et un immeuble administratif en forme de croissant ; elle s’écoulait, dégoulinante, d’un passage couvert à moitié submergé, charriant avec elle tous les détritus fétides d’un Cloaca Maxima[9] moderne. La plupart des petits lacs étaient maintenant envahis par cette vase et formaient des disques de boue jaune, couverts de champignons. Un abondant fouillis de toutes les espèces végétales y poussait, jardins fortifiés d’un éden démentiel.
Solidement cramponné à la main courante de la cabine par les courroies de nylon qui lui entouraient la taille et les épaules, Kerans contemplait le paysage qui s’étendait au-dessous de lui, suivant du regard les cours d’eau qui s’écoulaient des trois lagunes centrales. À cent cinquante mètres à peu près en dessous d’eux, l’ombre de l’hélicoptère courait sur la surface lisse et mouchetée de l’eau ; il concentra toute son attention sur les bords extrêmes de la lagune. La vie animale grouillait à profusion dans les ruisseaux et les canaux : des serpents d’eau se lovaient dans les barrières de massifs de bambous que l’eau avait renversés ; des colonies de chauves-souris s’échappaient des tunnels verts, semblables aux nuages de cendre d’une éruption volcanique ; des iguanes se tenaient immobiles comme des sphinx de pierre, installés dans l’ombre des corniches. Parfois, comme si le bruit de l’hélicoptère le dérangeait, quelque chose qui ressemblait à une forme humaine filait se cacher dans les fenêtres le long de la ligne de flottaison ; mais ce n’était qu’un crocodile qui attrapait une poule d’eau, ou un rondin arraché aux massifs d’arbres-fougères.
À une bonne trentaine de kilomètres de là, l’horizon se cachait encore à demi dans les brumes du petit matin, énormes voiles de vapeur dorée qui pendaient du ciel comme des rideaux diaphanes, tandis que l’air au-dessus de la cité était clair et lumineux et la fumée que dégageait l’hélicoptère traçait une longue signature en circonvolutions sinueuses. Comme ils s’éloignaient des lagunes centrales dans un mouvement giratoire, Kerans, cessant d’inspecter la jungle qui s’étalait sous eux, s’appuya au hublot pour regarder ce spectacle scintillant.
Ils avaient une chance infime d’apercevoir Hardman d’en haut. À moins qu’il n’ait trouvé refuge dans un des immeubles proches de la base, il avait sans doute dû suivre les rivières, et les feuillages des arbres-fougères le protégeaient au maximum d’une observation aérienne.
Riggs et Macready continuaient à surveiller par le hublot de droite, en promenant leurs jumelles dans tous les sens. Sans sa casquette, avec ses fins cheveux blond roux rejetés en avant sur le visage, Riggs avait l’air d’un oiseau de proie, son petit menton dressé furieusement dans le vent.
En voyant Kerans contempler le ciel, il s’écria :
— Rien vu encore, Docteur ? Tenez bon ! Le secret d’une bonne chasse, c’est une surveillance sans relâche, une concentration soutenue à cent pour cent…
Kerans encaissa la remarque et se remit à sonder la jungle par le disque incliné du hublot autour duquel pivotaient les petites tours de la lagune centrale. Un infirmier avait découvert la disparition de Hardman à huit heures, ce matin-là ; comme son lit était froid, il avait dû s’enfuir la veille au soir, probablement vers vingt et une heures aussitôt après la dernière ronde de surveillance du service. Aucune des petites embarcations amarrées à la jetée n’avait disparu, mais Hardman avait très bien pu prendre deux des bidons d’essence vides qui étaient empilés sur le pont C, les lier et les mettre à l’eau, tout cela sans bruit. Bien que rudimentaire, une telle embarcation pouvait, souplement guidée à la rame, le transporter à une quinzaine de kilomètres de là, au point du jour, quelque part sur une surface de cent vingt kilomètres carrés à prospecter, dont chaque acre était parsemée des alvéoles de tous les immeubles abandonnés.
Comme il n’avait pu voir Bodkin avant d’être hissé à bord de l’hélicoptère, Kerans ne pouvait que faire des suppositions sur les motifs qu’avait eus Hardman de quitter la base ; il ne savait si cela faisait partie d’un plan important qui avait lentement mûri dans l’esprit du lieutenant, ou si c’était simplement une brusque réaction à la nouvelle de leur prochain départ vers le nord. Sa première émotion envolée, Kerans ressentait une curieuse impression de soulagement, comme si l’une des lignes de force adverses qui l’encerclaient s’était levée en même temps que la disparition de Hardman et que la tension et la sensation d’impuissance qui le tenaillaient se relâchaient tout d’un coup. Quoi qu’il en soit, même le fait de rester derrière les autres s’avérait maintenant plus difficile.
Riggs se dégagea de ses courroies et se releva, l’air exaspéré. Il tendit les jumelles à l’un des deux soldats accroupis sur le sol à l’arrière de la cabine.
— Commencer des recherches sur ce genre de terrain ne sert à rien, cria-t-il à Kerans. On va descendre quelque part et regarder attentivement la carte. Vous aurez peut-être une idée, vous qui avez étudié la psychologie de Hardman !
Ils étaient arrivés à une bonne quinzaine de kilomètres au nord-ouest des lagunes centrales et les tours avaient presque disparu dans le brouillard, le long de la ligne d’horizon. À cinq kilomètres de là, juste entre eux et la base, ils aperçurent l’un des bateaux à moteur descendre le long d’une rivière, à ciel ouvert, suivi d’un sillage blanc qui se fondait dans la surface transparente de l’eau. La vase, bloquée par la concentration urbaine qui s’étendait au sud, n’avait pas autant envahi cette zone ; la végétation était moins dense et les surfaces inondées étaient plus étendues entre les rangées de bâtiments les plus importantes. La région qui s’étalait en dessous d’eux était aussi désertique que dépeuplée et Kerans était persuadé, sans raison logique, qu’ils ne trouveraient pas Hardman dans ce secteur nord-ouest.
Riggs grimpa dans le cockpit et, au bout d’un moment, l’hélicoptère changea de vitesse et d’inclinaison. Ils amorcèrent une légère descente, oscillèrent jusqu’à ne plus être qu’à une trentaine de mètres du niveau de l’eau, glissant d’un large canal à un autre à la recherche d’un toit convenable où atterrir. Ils choisirent finalement la carcasse bossue d’un cinéma à demi englouti et se posèrent doucement sur la terrasse carrée et solidement assise d’un portique de style néo-assyrien.
Ils raffermirent leurs jambes pendant quelques minutes tout en contemplant les étendues d’eau bleue. La construction la plus proche était un grand magasin isolé à deux cents mètres de là, et ces perspectives dégagées rappelaient à Kerans la description d’Hérodote sur les paysages égyptiens à la saison des crues, avec ses cités fortifiées comme les îles de la Mer Égée.