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Il toucha le bras de Riggs et lui désigna les traces du doigt ; elles étaient tellement effacées par l’eau qu’il faillit ne pas remarquer le dessin tout aussi net d’empreintes qui apparaissaient entre les lignes sur la couche de vase en train de sécher ; espacées d’un bon mètre, c’était indiscutablement les traces de pas d’un homme grand et costaud qui avait traîné une lourde charge.

Sur le toit, au-dessus d’eux, le bruit du moteur de l’hélicoptère diminua progressivement. Penchés en avant, Riggs et Macready examinaient le catamaran caché derrière un buisson, sous le balcon. Il était fait de deux touques liées à chaque bout d’un barreau de lit métallique, et les deux coques grises portaient encore des traînées de vase. De petites mottes de boue, provenant sans doute des pieds de Hardman, parsemaient la pièce qui donnait sur le balcon de bout en bout, pour disparaître ensuite dans le reste de l’appartement par un corridor adjacent.

— Ceci ne laisse plus de doute, n’est-ce pas sergent ? demanda Riggs en retournant dans la lumière pour prendre une vue d’ensemble des immeubles disposés en demi-cercle. C’étaient des blocs indépendants flanqués chacun d’une cage d’ascenseur, reliés entre eux par un court sentier pavé. La plupart des fenêtres étaient cassées ; d’énormes taches d’humidité recouvraient la façade en carreaux blanc crème. L’ensemble faisait penser à un camembert coulant.

Macready s’agenouilla près de l’une des touques, effaça les traces de vase et découvrit le numéro codai peint sur la tôle :

— UNAF 22-H-549. C’est un numéro à nous, Sir. On a déblayé ces bidons hier pour les entreposer sur le pont C. Il a dû prendre une pièce de rechange d’un lit à l’infirmerie, après la dernière ronde.

— Parfait, répondit Riggs. (Se frottant les mains de satisfaction, désinvolte et souriant, il se dirigea vers Kerans. Il avait retrouvé tout son self-contrôle et toute sa bonne humeur.) Bravo, Robert ! Remarquable diagnostic ! Vous aviez sans nul doute tout à fait raison. (Il le scruta d’un air plein de sous-entendus, comme s’il était en train de spéculer sur les sources réelles de l’insigne perspicacité dont Kerans avait fait preuve, se distinguant ainsi insensiblement des autres.) Je vous félicite ; Hardman lui-même vous en sera reconnaissant quand on le ramènera.

Debout au bord du balcon sur le monticule de vase qui se durcissait, les yeux levés vers les voussures des fenêtres silencieuses, Kerans se demandait laquelle de ce millier de pièces pouvait bien cacher Hardman.

— J’espère que vous dites vrai. Encore faut-il que vous l’attrapiez…

— Ne vous en faites pas : on va y aller. Wilson, commença-t-il à crier aux deux hommes montés sur le toit, qui indiquaient à Daley comment manœuvrer l’hélicoptère pour le poser, surveillez le secteur sud-ouest. Quant à vous, Caldwell, allez vers le nord. Regardez bien des deux côtés : il peut essayer d’y parvenir à la nage.

Les deux hommes, après un salut militaire, s’en furent chacun de son côté, carabine sur la hanche. Macready serrait une Thompson au creux de son coude et Riggs se mit à déboutonner la patte de l’étui de son revolver.

— Nous ne sommes pas à une chasse au chien sauvage, Colonel, fit tranquillement remarquer Kerans.

— Allons, Robert, calmez-vous. Je ne tiens pas à me faire couper une jambe par un crocodile endormi, c’est tout ! En outre, si ça ne vous dit rien (il décocha à Kerans un sourire étincelant) je vous signale que Hardman porte sur lui un Colt 45 !…

Il laissa Kerans digérer la nouvelle et prit le haut-parleur.

— Hardman ! ! ! Ici le Colonel Riggs ! ! ! clama-t-il dans le silence étouffant ; puis, avec un clin d’œil à Kerans, il reprit : Lieutenant, le Docteur Kerans désire vous parler ! ! !

La voix alla se répercuter en plein centre du demi-cercle formé par les appartements ; les étangs et les ruisseaux renvoyèrent l’écho qui se mit à gronder dans le lointain, sur les grandes étendues boueuses, plates et désertiques. Tout, autour d’eux, chatoyait dans l’immensité de l’air chaud et les hommes restés sur le toit se mirent à frissonner nerveusement sous leurs képis. Une épaisse puanteur de bourbier se dégageait des bancs de vase sur laquelle tournait en rond une multitude d’insectes voraces, dansant et tourbillonnant. Un spasme nauséeux saisit soudain Kerans à la gorge et pendant un moment, il se sentit prêt à défaillir. Il leva la main et la pressa sur son front, puis s’adossa à un pilier, écoutant les échos qui se répercutaient autour de lui. À quelque quatre cents mètres de là, deux clochers (tours d’horloge) se dressaient, en pleine végétation, comme deux flèches d’un temple voué à quelque culte sauvage oublié. Elles renvoyaient son nom : « Kerans… Kerans… Kerans… » et il lui sembla que sonnait le glas qui annonçait une ère de terreur et de désastres. Les aiguilles de l’horloge semblaient le désigner de façon démentielle, et ne désigner que lui, uniquement, comme il ne l’avait encore jamais été, avec tous les spectres confus et menaçants qui projetaient une ombre de plus en plus grande sur son esprit, aiguilles innombrables d’une mandala[10] des temps cosmiques…

Son nom résonnait encore faiblement à ses oreilles quand ils commencèrent leurs recherches dans l’immeuble. Il prit place dans la cage d’escalier, au centre de chaque couloir, tandis que Riggs et Macready inspectaient les appartements ; il ouvrait l’œil chaque fois que les deux autres franchissaient un palier. Toutes les lames des parquets étaient pourries ou avaient été arrachées, et ils avançaient lentement sur les passages carrelés, marchant prudemment d’une solive de béton armé à l’autre. L’immeuble était complètement délabré ; presque tout le plâtre était tombé le long des murs et s’amassait en petits tas gris sur les plinthes. Partout où les rayons du soleil pénétraient, les plantes grimpantes et la mousse avaient envahi les interstices des lattes nues ; on aurait dit que l’immeuble avait été construit sur les fondations d’une végétation abondante, dont les ramifications couraient à travers chaque pièce et chaque corridor.

Des eaux graisseuses qui entraient en tourbillons par les fenêtres du dessous montait une puanteur qui filtrait par les fissures du plancher. Dérangées pour la première fois depuis de nombreuses années, des chauves-souris accrochées aux rampes ornementales inclinées se précipitèrent par les fenêtres et se dispersèrent dans la lumière éblouissante du soleil en hurlant de douleur. Les lézards grouillaient dans les craquements du plancher ou patinaient désespérément sur les parois des baignoires taries dans les salles de bains.

Au fur et à mesure qu’ils montaient, Riggs, exaspéré par la chaleur, commençait à perdre patience. Ils avaient parcouru sans succès toute la première moitié de l’immeuble.

— Mais où peut-il être ? Il s’appuya à la rampe, fit signe aux autres de se taire et tendit l’oreille dans l’immeuble silencieux. Puis il murmura, mâchoires serrées : Arrêtons cinq minutes sergent. Il s’agit maintenant d’être prudent : il est dans le coin.

Macready mit sa Thompson en bandoulière et grimpa à l’étage supérieur vers une imposte qui laissait passer un mince courant d’air. Kerans s’appuya à un mur. Monter ces quelques marches avait inondé de sueur son dos et sa poitrine, et ses tempes battaient. Il était onze heures trente, et, dehors, la température dépassait les cinquantes degrés. Il baissa les yeux sur la figure empourprée de Riggs et admira la façon dont celui-ci gardait son assurance et son égale humeur.

— Ne prenez pas un air aussi condescendant, Robert ! Je sais que je transpire comme un cochon, mais je n’ai pas pu me reposer autant que vous ces derniers temps !

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10

Mandala : Figure peinte, sorte de cadran coloré, utilisé dans la religion bouddhiste comme symbole, à laquelle les fidèles attribuent un pouvoir divin. Viendrait de la doctrine du Yoga.