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Les deux hommes échangèrent un rapide coup d’œil. Ils savaient tous deux qu’ils n’étaient pas d’accord sur l’attitude à adopter envers Hardman ; mais Kerans, essayant d’effacer cette mésentente, répondit tranquillement :

— Maintenant, vous allez probablement l’avoir, Colonel.

Puis il partit à la recherche d’un endroit où il pourrait s’asseoir, longea le corridor et poussa la porte du premier appartement.

Comme il relevait le loquet, l’encadrement de la porte s’effondra pour former un tas de morceaux de bois vermoulu et de poussière ; il l’enjamba et s’approcha des grandes baies vitrées qui donnaient sur le balcon. Un peu d’air s’y engouffrait et lui chatouilla agréablement le visage et la poitrine, tandis qu’il se penchait pour observer la forêt. Le promontoire sur lequel se dressaient les immeubles en demi-cercle avait jadis été une petite colline, et un bon nombre de constructions qu’on voyait à travers la végétation de l’autre côté de l’étendue de vase émergeaient encore. Kerans jeta un coup d’œil sur les deux tours d’horloge qui s’érigeaient comme deux obélisques blancs au-dessus des frondaisons de fougères. L’air doré de cette mi-journée écrasait la masse des feuillages, semblable à un gigantesque édredon translucide ; un millier de parcelles lumineuses jaillissaient en gerbes de diamants chaque fois qu’une branche remuait et faisait dévier un rayon de soleil. Une construction supportait les tours et, à en juger par les contours ombragés d’un porche de style classique et d’une façade à colonnes, l’ensemble avait dû appartenir à quelque petit centre municipal. Un des cadrans d’horloge ne portait plus d’aiguilles ; l’autre s’était arrêtée par coïncidence, presque exactement à l’heure qu’il était à ce moment-là : onze heures trente-cinq. Kerans se demanda si l’horloge ne marchait pas réellement, entretenue par quelque fou qui s’était réfugié là, s’accrochant, on ne sait pourquoi, à ce suprême vestige d’une vie sensée… En supposant que le mécanisme soit encore réparable, Riggs se serait parfaitement acquitté de ce rôle : il lui était arrivé plusieurs fois, avant d’abandonner une des cités englouties, de remonter le mécanisme à deux tons de l’horloge rouillée de quelque cathédrale et il s’embarquait alors au son d’un carillon qui résonnait sur l’eau. Après, pendant plusieurs nuits, Kerans avait rêvé d’un Riggs habillé en Guillaume Tell, parcourant à grandes enjambées un paysage à la Salvador Dali (surréaliste), plantant çà et là d’immenses cadrans solaires qui dégoulinaient comme des poignards enfoncés dans du sable en fusion.

Kerans s’appuya à la fenêtre et attendit pour dépasser les onze heures trente-cinq fixées sur l’horloge, de la même façon qu’un véhicule en dépasse un autre parce qu’il a emprunté un chemin plus rapide. Était-elle stationnaire et si lente que son mouvement ne pouvait être perçu ? Elle indiquait l’heure deux fois par jour avec une exactitude totale et inconditionnée et cela, mieux que les autres horloges. Plus une horloge est lente, plus elle se rapproche de la graduation infinie et d’une progression majestueuse dans les temps cosmiques. En fait, si quelqu’un inversait la direction d’une horloge et la remontait en sens contraire, il aurait inventé un appareil qui, d’une certaine façon, marcherait plus lentement que l’univers et appartiendrait par conséquent à un système spatio-temporel encore plus vaste…

Tandis qu’il s’amusait à divaguer de la sorte, Kerans découvrit tout à coup, parmi les débris qui s’amassaient sur la rive opposée, un petit cimetière qui descendait dans l’eau ; les pierres tombales, un peu inclinées, dressaient leurs couronnes au-dessus de l’eau et le tableau faisait penser à un groupe de baigneurs. Il évoqua à nouveau une scène vue autrefois : un cimetière assez terrifiant au-dessus duquel ils avaient une fois jeté l’ancre. Les tombes brisées, ornées à la florentine étaient remontées à la surface et les corps flottaient dans leurs linceuls effilochés ; on aurait dit une répétition de la scène du Jugement Dernier.

Il détourna le regard et s’éloigna de la fenêtre ; soudain, il perçut derrière lui la présence d’un individu grand, avec une barbe noire, debout et immobile dans l’encadrement de la porte. Effrayé, il essaya de dévisager l’inconnu en faisant un effort pour se ressaisir. L’homme était grand, un peu voûté, l’allure assez décontractée, et ses bras ballaient de chaque côté de son corps. De la boue noire souillait ses poignets et son front et encrassait ses bottes et la trame de ses pantalons de grosse toile. Pondant quelques secondes, Kerans se demanda s’il n’était pas en face d’un des corps ressuscités du cimetière. Son menton barbu s’enfonçait dans ses larges épaules ; il semblait mal en point et assez fatigué, impression encore accentuée par une veste de grosse toile bleue, de deux tailles supérieures à la sienne. Il avait ce type de corps où toute la force semble contenue dans l’enflure du muscle deltoïde. Son visage exprimait une faim intense. Il fixait Kerans d’un air indifférent et taciturne, le regard aussi insoutenable que l’éclat des feux de la rampe, avec, au fond, une petite lueur d’intérêt pour le biologiste, seul signe extérieur d’une énergie bien contenue.

Kerans attendit que ses yeux se fissent à l’obscurité qui régnait au fond de la pièce. Il regardait involontairement la porte de la chambre par laquelle était entré le barbu. Presque effrayé à l’idée de rompre le sortilège qui les séparait, il tendit la main vers lui comme pour lui demander de ne pas bouger ; l’autre lui répondit par une curieuse expression de sympathie et de compréhension, comme si leurs rôles s’étaient soudain inversés.

— Hardman ! murmura Kerans.

Comme secoué par une décharge électrique, celui-ci se précipita sur Kerans, lui bloquant la moitié de la pièce avec son châssis énorme, puis esquiva le choc et fit un écart. Avant même que Kerans ait retrouvé son équilibre, il avait bondi sur le balcon et enjambé la balustrade.

— Hardman !

Tandis qu’un des hommes sur le toit donnait l’alarme, Kerans avait atteint le balcon. Hardman descendait en glissant le long du tuyau d’écoulement jusqu’au garde-fou comme un acrobate. Riggs et Macready se ruèrent dans la pièce. Retenant sa casquette, Riggs se pencha au-dessus de la balustrade et se mit à jurer en voyant Hardman disparaître dans un appartement.

— Nom de Dieu, Kerans ! Vous le teniez presque !

Ils se précipitèrent tous deux dans le corridor, dégringolèrent les escaliers et aperçurent alors Hardman, dix étages plus bas, qui dévalait les marches en tournant autour de la rampe, franchissant d’un seul élan les paliers successifs.

Ils arrivèrent à l’étage inférieur trente secondes après Hardman ; un brouhaha de cris excités leur parvint du toit. Mais soudain, Riggs se figea sur le balcon.

— Nom de Dieu ! Il essaie de traîner son bateau jusqu’à l’eau.

À une trentaine de mètres de là, Hardman faisait glisser le catamaran sur les mottes de vase qui séchaient. La corde de remorquage passée sur les épaules, il tirait par saccades sur les bossoirs avec une énergie farouche.

Riggs reboutonna la patte de l’étui de son revolver, tout en hochant tristement la tête. Il y avait bien cinquante mètres à franchir jusqu’au bord de l’eau et Hardman enfonçait jusqu’aux genoux dans la vase détrempée, ignorant les hommes qui le regardaient du haut du toit. Finalement il envoya promener la corde, saisit le barreau de lit à pleines mains et se mit à le tirer péniblement par lentes secousses. Sous l’effort la veste de grosse toile se déchira jusqu’en bas du dos.

Riggs alla sur le balcon et fit signe à Wilson et à Caldwell de descendre.

— Pauvre diable ! Il a l’air crevé ! Docteur, restez près de moi : peut-être pourrez-vous le calmer.