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Ils s’approchèrent prudemment de Hardman. Tous les cinq, Riggs, Macready, les deux soldats et Kerans, descendaient la pente de vase séchée, tout en se protégeant les yeux de la lumière éblouissante du soleil. À dix mètres environ devant eux, Hardman, tel un karabau blessé, continuait ses efforts dans la boue. Kerans fit signe aux autres de rester tranquilles et s’avança vers Wilson, un jeune blond qui avait été autrefois sous les ordres de Hardman. Il se demandait ce qu’il allait lui dire et racla sa gorge nouée par l’anxiété.

Soudain, derrière eux, le crachotement en staccato d’un tuyau d’échappement coupa le silence de la scène. Kerans, à quelques pas derrière Wilson, hésita en voyant Riggs qui regardait l’hélicoptère d’un air contrarié. Croyant leur mission terminée, Daley avait mis le moteur en marche et les ailes tournaient lentement dans le ciel.

Interrompu dans son effort, Hardman embrassa du regard les hommes qui l’encerclaient, lâcha le catamaran et se jeta à plat ventre derrière l’appareil. Wilson se mit à longer le rivage en pataugeant d’un pas incertain dans la vase molle, sa carabine en travers de la poitrine. Il la baissa, dressée, à hauteur de sa taille et cria quelque chose à Kerans, mais sa voix fut couverte par le grondement en crescendo du moteur et les détonations et crachotements de l’échappement au-dessus de leurs têtes. Soudain Wilson vacilla et, avant même que Kerans puisse lui porter secours, Hardman, appuyé au catamaran, son gros colt 45 à la main, tira sur eux. Une flamme jaillit comme une flèche du canon de l’arme et traversa l’air, aveuglante ; Wilson poussa un cri bref, s’abattit sur sa carabine et roula par terre en étreignant son épaule ensanglantée ; la déflagration lui avait arraché son képi de la tête.

En voyant les autres commencer à battre en retraite et à remonter la pente, Hardman rengaina son revolver dans sa ceinture et s’enfuit le long du rivage vers les bâtiments qui s’enfonçaient dans la jungle à une centaine de mètres de là.

Poursuivis par le ronronnement de l’hélicoptère, Macready et Caldwell se mirent à courir après Hardman, tandis que Riggs et Kerans, soutenant Wilson blessé, trébuchaient dans les trous que laissaient les autres derrière eux. Au bord de la plaine marécageuse, une verte colline élevée se dressait, envahie par la forêt ; des arbres-fougères poussaient en terrasse d’où fleurissaient des lycopodes géants. Hardman s’engouffra sans hésiter dans une étroite ruelle entre deux vieux murs de pierres rondes et s’y enfonça, suivi à une vingtaine de mètres par Macready et Caldwell.

— Continuez, sergent ! hurla Riggs comme Macready s’arrêtait pour l’attendre. On va l’avoir ! Il commence à être fatigué. Mon Dieu, quelle pagaille ! confia-t-il à Kerans. (L’air découragé, il lui désigna du doigt l’énorme silhouette de Hardman qui bondissait à grandes enjambées.) Mais qu’est-ce qu’il lui prend ? J’ai drôlement envie de le laisser filer et se débrouiller tout seul !

Wilson avait suffisamment récupéré pour marcher sans aide, aussi Kerans le lâcha et se mit à courir.

— Ça va aller, Colonel, je vais essayer de lui parler : il reste une chance, et je peux l’avoir !

De la ruelle, ils débouchèrent sur un petit square où quelques sobres bâtiments municipaux datant du XIXe siècle se penchaient sur une fontaine ornementée. À part quelques orchidées sauvages et quelques rameaux de magnolias qui s’entrelaçaient autour des colonnes ioniques de pierre grise d’un vieux tribunal, une sorte de Parthénon en miniature au portique chargé de sculpture, le square avait parfaitement résisté aux assauts des cinquante dernières années. Le sol du premier étage était encore au-dessus du niveau des eaux environnantes. À côté du tribunal il y avait, outre la tour d’horloge sans cadran, un autre bâtiment à colonnades, une bibliothèque ou un musée ; les piliers blancs brillaient dans la lumière du soleil et faisaient penser à une rangée d’énormes os blanchis.

Il était près de midi, et le soleil remplissait cet antique forum d’une lumière crue et flamboyante. Hardman s’arrêta, eut un regard hésitant vers les hommes qui le suivaient, puis grimpa en trébuchant les marches du tribunal. Macready fit un signe à Kerans et Caldwell et rebroussa chemin. Il passa entre les statues du square et alla se cacher derrière la vasque de la fontaine.

— Docteur, c’est trop dangereux maintenant ! Il peut ne pas vous reconnaître. On va attendre que la chaleur monte : il ne peut partir d’ici ; Docteur…

Kerans l’ignora. Les deux avant-bras relevés au-dessus des yeux, il franchit lentement les dalles fendillées et posa un pied hésitant sur la première marche. Il entendit la respiration haletante de Hardman qui, caché dans la pénombre, pompait l’air étouffant dans ses poumons.

L’hélicoptère s’éleva lentement au-dessus de leurs têtes et le bruit fit trembler tout le square. Riggs et Wilson grimpèrent à toute vitesse les escaliers du musée et regardèrent l’appareil qui, sous l’action de son rotor, montait en une spirale qui diminuait progressivement. Le bruit et la chaleur faisaient battre les tempes de Kerans, comme s’il s’était fait rosser avec mille matraques, et des nuages de poussière virevoltaient autour de lui. L’hélicoptère se mit à descendre de façon abrupte, l’accélération du moteur se réduisit de plus en plus et il se laissa glisser dans le square, puis se redressa juste avant de toucher terre. Kerans l’esquiva en courant et alla se réfugier près de Macready derrière la fontaine, tandis que l’appareil tressautait au-dessus d’eux. En pivotant, le rotor cingla le portique du tribunal et l’engin, tel un marsouin, plongea lourdement pour atterrir sur les pavés ronds, dans une explosion d’éclats de marbre. L’hélice brisée de la queue tournait de façon grotesque. Daley, à moitié assommé par le choc de l’atterrissage, coupa le contact, et se redressa sur son siège de commande, tout en essayant sans succès de se débarrasser de ses sangles.

Restés bredouilles après cette seconde tentative, ils s’accroupirent à l’ombre du portique du musée en attendant que la chaleur de midi commence à baisser. Comme illuminés par d’immenses projecteurs, les bâtiments autour du square baignaient dans une lumière blanche comme sur une photo surexposée, évoquant à Kerans les colonnades d’un blanc de chaux d’une nécropole égyptienne. Le soleil était maintenant à son zénith et la lumière scintillait au-dessus du sol, reflétée par les dalles de pierre. De temps en temps, Kerans allait vers Wilson pour lui administrer quelques pilules calmantes de morphine et voyait les autres hommes qui continuaient à faire le guet, s’éventer lentement avec leurs képis.

Au bout de dix minutes, un peu après midi, il se remit à surveiller le square. On ne voyait plus aussi nettement les immeubles rendus éblouissants par l’éclat de la lumière de l’autre côté de la fontaine. Leurs contours, apparaissaient et disparaissaient dans l’air comme ceux d’une cité fantôme. Au centre du square, à côté de la vasque, se dressait une grande silhouette solitaire ; les pulsations de la chaleur, en diminuant, toutes les deux ou trois secondes et en inversant ainsi les perspectives normales, la grossissaient par intermittence. Le visage brûlé par le soleil et la barbe noire de Hardman étaient à présent aussi blancs que neige et ses vêtements maculés de boue reluisaient dans la lumière aveuglante comme des feuilles d’or.

Kerans se mit à genoux. Il s’attendait à ce que Macready se jette sur Hardman, mais le sergent, devant Riggs, était recroquevillé contre un pilier et fixait d’un regard morne l’étage d’en face, comme s’il dormait ou était envoûté.

Hardman s’éloigna un peu de la fontaine, traversa lentement le square, entrant et ressortant dans le jeu des rideaux de lumière. Il passa à cinq mètres environ de Kerans agenouillé derrière la colonne, une main posée sur l’épaule de Wilson pour essayer de calmer ses grognements sourds. En longeant l’hélicoptère, Hardman atteignit l’extrémité du tribunal et sortit du square, puis grimpa d’un pas ferme une pente étroite conduisant aux bancs de vase qui s’étalaient le long du rivage, à une centaine de mètres de là.