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Avec le crochet à bout métallique, il chassa deux petits iguanes qui se prélassaient sur la jetée, glissa le catamaran à l’eau et prit le large, fermement porté par le petit hors-bord sur les lames indolentes de la houle. Des buissons d’algues s’agitèrent sous le bateau ; des scarabées aux corps en forme de brindilles et des araignées d’eau filaient de toutes parts à l’avant. Il était un peu plus de sept heures du matin et il ne faisait encore que vingt-sept degrés, température relativement fraîche et agréable ; l’air n’était pas encore envahi par ces énormes nuages de moustiques que la chaleur allait faire sortir.

Comme il parcourait les cent mètres de ruisseau qui aboutissaient à la lagune sud, d’autres fusées signalisatrices éclatèrent au-dessus de sa tête et il put entendre les allées et venues de l’hydroglisseur, apercevant de temps à autre, lorsque l’appareil passait en flèche, la silhouette vêtue de blanc, debout aux commandes. Kerans coupa le moteur en entrant dans la lagune et fit lentement glisser l’embarcation, passant à travers les frondaisons des arbres-fougères qui pendaient au-dessus de lui, tout en se protégeant des serpents d’eau dérangés de leurs branchages par le choc du ressac.

Après avoir longé la rive pendant vingt-cinq mètres à peu près, il amarra le catamaran parmi les prèles qui poussaient sur le toit en pente douce d’un grand magasin, franchit la déclivité de béton et atteignit une sortie de secours qui se trouvait sur le côté de l’immeuble adjacent. Il grimpa les cinq étages jusqu’au toit en terrasse, puis s’allongea derrière un fronton bas pour jeter un coup d’œil sur la masse proche de l’appartement de Béatrice.

L’hydroglisseur tournait bruyamment en rond près d’un étroit ruisseau de l’autre côté de la lagune ; le pilote le faisait piquer de l’arrière et de l’avant comme un cavalier son coursier. Il y eut d’autres fusées lancées en l’air, dont plusieurs à environ quatre cents mètres de là seulement. Kerans contemplait la scène, lorsqu’il entendit une espèce de rugissement qui montait, un cri d’animal, perçant, assez semblable à celui des iguanes. Il se rapprocha, mêlé au ronronnement des moteurs et suivi par un bruit de branchages fracassés et abattus. Il s’agissait certainement des énormes arbres-fougères et des calamités qui bordaient le ruisseau, qui s’abattaient les uns après les autres, agitant leurs branches en tombant comme les vaincus leurs drapeaux. La forêt entière semblait être en train de se déchiqueter en mille morceaux. Des bataillons de chauves-souris s’élevaient dans le ciel et se dispersaient affolées, sur toute la lagune ; leurs cris aigus étaient recouverts par les bruits d’accélération des turboréacteurs de l’hydroglisseur et les explosions de fusées.

Brusquement, à l’endroit où le ruisseau débouchait dans la lagune, l’eau s’éleva d’un ou deux mètres dans l’air et quelque chose qui ressemblait à un énorme tronc d’arbre vint s’abattre, fauchant plantes et arbres, pour venir exploser dans la lagune. Une chute du Niagara en miniature s’échappait en cascade, poussée par la pression d’une barre de flot sur laquelle apparurent plusieurs embarcations carrées, à coque noire, assez semblables au canot du colonel Riggs ; la peinture s’écaillait des yeux et des dents gigantesques de dragon qu’on y avait gravés. Conduits et équipés par une douzaine de personnages à la peau foncée, vêtus de shorts et de maillots blancs, les chalands se dirigèrent vers le centre de la lagune, tandis qu’une dernière fusée éclairante montait d’un des ponts, dans la mêlée et l’excitation générales.

À moitié assourdi par le tapage, Kerans regardait les longues formes brunes s’attrouper en masse, nager vigoureusement dans une eau bouillonnante, en fouettant l’écume de leurs puissantes queues. C’étaient de très loin les alligators les plus gros qu’il eût jamais vus ; quelques-uns mesuraient huit mètres et davantage, et ils se bousculaient férocement pour se faufiler dans l’eau claire, s’agglutinant et s’agitant autour de l’hydroglisseur à présent immobile. L’homme en blanc se tenait debout dans l’écoutille ouverte, mains sur les hanches, et considérait, exultant, cette foule reptilienne. Il fit un signe nonchalant à l’équipage des trois chalands et désigna toute la lagune d’un large geste circulaire, indiquant par là qu’ils allaient sans doute y jeter l’ancre.

Tandis que ses hommes à la peau noire redémarraient pour retourner vers les rives, il examina d’un œil critique les bâtiments qui l’entouraient, son visage énergique et tant soit peu désinvolte redressé sur un côté. Les alligators se rassemblèrent comme une meute autour de leur maître ; un nuage d’oiseaux, pluviers du Nil et courlis, montaient la garde, tournoyant et criant au-dessus de leurs têtes, traversant l’air matinal à toute vitesse. D’autres alligators venaient s’ajouter à la masse, nageant épaule contre épaule pour former une spirale qui tournait dans le sens des aiguilles d’une montre ; il y en eut bientôt environ deux cents, démons grouillants incarnés par des reptiles.

Le pilote poussa un cri, puis retourna aux commandes ; pour toute réponse les deux cents gueules se dressèrent. Les hélices se remirent à tourner et l’hydroglisseur se souleva et repartit en passant au-dessus de la lagune. Ses plans porteurs pointus foncèrent tout droit dans la masse des créatures infortunées et l’appareil se dirigea vers le ruisseau qui communiquait avec la lagune suivante, tandis que l’énorme foule des alligators se pressait dans son sillage. Quelques-uns se détachèrent du groupe et se mirent à faire le tour de la lagune deux par deux, puis à fureter dans les fenêtres inondées et à chasser les iguanes qui en étaient sortis pour assister à la scène. D’autres s’étaient glissés dans les immeubles et allaient se jucher jusque sur les toits à peine recouverts d’eau. Derrière eux, au milieu de la lagune, l’eau fouettée bouillonnait, vomissant de temps à autre un alligator au ventre aussi blanc que neige, tué par le passage de l’hydroglisseur.

Tandis qu’à sa gauche l’armada s’ébranlait en direction du ruisseau, Kerans descendit par l’échelle de secours, puis par la pente du toit en pataugeant vers le catamaran. Avant d’avoir pu l’atteindre, le bateau, sous l’effet du remous puissant de l’hydroglisseur, était parti à la dérive en ballottant et flottait maintenant au milieu du groupe de reptiles qui se rapprochaient. En quelques secondes, il fut englouti, réduit à néant par les alligators qui se pressaient, se battaient pour entrer dans le ruisseau, et broyé dans leurs mâchoires.

Un gros caïman qui fermait la marche repéra Kerans, enfoncé dans l’eau jusqu’à la ceinture et caché dans les prèles, puis vira dans sa direction, le regard fixé sur lui. Il fendait l’eau en bondissant, et son dos à la peau rugueuse, écailleuse, avec la crête le long de sa queue, se tordait avec force. Kerans remonta vivement la pente, glissa et tomba dans l’eau jusqu’aux épaules. Il finit par atteindre l’échelle de secours au moment où le caïman émergeait pesamment des hauts-fonds sur ses pattes courtes et crochues et allait se jeter sur ses pieds bondissants.

Haletant, Kerans se pencha par-dessus la rampe et regarda en dessous de lui les yeux froids et fixes qui le contemplaient tranquillement.

— Un vrai chien de garde, et bien dressé ! lui dit-il avec soulagement.

Il saisit une brique détachée du mur et la lança des deux mains sur la bosse au bout de la gueule du caïman. Le sourire aux lèvres, il le regarda hurler et rebrousser chemin, donnant de furieux coups de queue dans les prèles et les débris flottants du catamaran.