Au bout d’une demi-heure, après quelques petites luttes contre les iguanes qui battaient en retraite, il parvint à franchir les deux cents mètres environ qui le séparaient de l’appartement de Béatrice. Elle l’attendait à la sortie de l’ascenseur, les yeux agrandis par l’angoisse.
— Que se passe-t-il, Robert ? demanda-t-elle en posant ses mains sur les épaules de Kerans et pressant sa tête contre sa chemise trempée. Tu as vu les alligators ? Il y en a des milliers !
— Si je les ai vus ? Il y en a un qui a failli me bouffer sur le pas de ta porte !
Reprenant ses esprits, Kerans se précipita à la fenêtre et repoussa les lames de plastique des persiennes. L’hydroglisseur était à présent dans la lagune centrale et en faisait le tour à toute vitesse, suivi de la bande d’alligators ; ceux qui fermaient la marche allaient se rompre les os en se cognant contre la station, en certains endroits de la rive. Trente ou quarante d’entre eux étaient restés dans la première lagune et nageaient lentement par petits groupes, se jetant de temps à autre sur un iguane imprudent.
— Ces diables d’animaux doivent leur servir de gardes du corps, supputa Kerans, de la même façon qu’un troupeau de tarentules apprivoisées ! Rien de tel, si on veut bien y réfléchir…
Béatrice, debout derrière lui, tripotait nerveusement le col de la tunique de soie vert jade qu’elle portait sur son maillot de bain noir. Bien que l’appartement commençât à prendre un aspect délabré et négligé, Béatrice continuait à soigner dévotement sa propre tenue. Aux rares occasions où Kerans venait la surprendre, il la trouvait assise dans le patio ou dans sa chambre, devant un miroir, en train de s’appliquer des couches de fards, inlassablement et de façon machinale, comme un peintre aveugle qui retouche indéfiniment un portrait dont il peut à peine se souvenir, par crainte de l’oublier tout à fait. Ses cheveux étaient toujours impeccablement coiffés, sa bouche et ses yeux merveilleusement maquillés, mais son regard distant et inaccessible lui donnait la beauté d’un mannequin de cire. Cependant, elle semblait cette fois enfin sortie de sa torpeur.
— Mais qui sont ces hommes, Robert ? Celui qui conduit cette espèce de bateau très rapide me fait peur… J’aimerais que le colonel Riggs soit là !
— En ce moment, il est à plus de mille kilomètres d’ici, s’il n’est pas déjà à Byrd. Ne t’en fais pas Béa : même s’ils ont l’air de pirates, nous n’avons rien à leur donner.
Un bateau à aubes, lesquelles étaient installées à l’avant et à l’arrière, muni de trois ponts, venait de pénétrer dans la lagune et se dirigeait lentement vers les trois chalands tirés à sec à quelques mètres de l’endroit où était amarrée la base de Riggs. Il transportait toute une cargaison et des tas d’appareils ; des ballots et des machines enveloppées dans des pièces de grosse toile s’entassaient sur les ponts, à tel point qu’il ne restait plus que quelques pouces d’espace libre au milieu du bateau.
Kerans présuma qu’il s’agissait là du navire-magasin du groupe, et que celui-ci s’employait comme la plupart des autres flibustiers qui naviguaient encore parmi les archipels et les lagunes équatoriaux, au pillage des cités englouties, récupérant toute la machinerie lourde et spécialisée, telle que les générateurs électriques et les équipements de radio que le gouvernement avait dû abandonner. En principe, de tels larcins étaient sévèrement punis, mais en fait les autorités n’étaient que trop disposées à récompenser par un prix généreux tout ce qui était considéré comme sauvetage.
— Regarde.
Agrippée à l’épaule de Kerans, Béatrice désigna du doigt la station d’essais et ils virent la tête hirsute et ébouriffée du docteur Bodkin, debout sur le toit, qui agitait lentement la main en direction des hommes qui se trouvaient sur le pont du bateau à aubes. L’un d’eux, un noir, torse nu, qui portait une casquette et des pantalons blancs, se retourna pour crier quelque chose à travers un amplificateur.
Kerans haussa les épaules.
— Alan a raison. Nous avons tout à gagner en nous montrant. Si nous les aidons, ils ne tarderont pas à pousser au large et nous laisseront seuls.
Béatrice hésitait, mais Kerans la prit par le bras. L’hydroglisseur, débarrassé cette fois de son escorte, était revenu et traversait la lagune centrale, bondissant légèrement sur l’eau et laissant derrière lui une belle traînée d’écume.
— Viens, si on descend maintenant sur la jetée, on arrivera probablement à temps pour faire un tour dans leur engin !
8. L’homme au sourire blanc
Son beau visage taciturne tourné vers eux avec un mélange de suspicion et de dédain amusé, Strangman était installé sous la fraîcheur d’une toile de tente qui apportait de l’ombre sur la dunette du navire-magasin. Il s’était changé, avait revêtu un costume blanc tout frais, dont la surface soyeuse reflétait les panneaux dorés du trône à haut dossier Renaissance, probablement volé dans une lagune vénitienne ou florentine ; cela donnait à son étrange personnalité une aura presque magique.
— Vos mobiles semblent plutôt complexes, docteur ! fit-il remarquer à Kerans. Mais peut-être avez-vous abandonné vous-même tout espoir de les comprendre. Étiquetons-les comme le : Syndrome Total de la Plage, et n’en parlons plus.
Il claquait des doigts en direction du steward qui se tenait dans l’ombre derrière lui et prit une olive dans le plateau d’amuse-gueule. Béatrice, Kerans et Bodkin étaient assis en demi-cercle sur des divans bas, plongés alternativement dans la fraîcheur et dans la fournaise, suivant le mouvement de l’appareil mobile de conditionnement d’air. À l’extérieur, une demi-heure avant midi, la lagune était une cuvette de feu dont les reflets masquaient presque le grand immeuble d’appartements sur la rive opposée. La jungle était immobile sous la chaleur intense, les alligators se cachaient dans les coins d’ombre qu’ils pouvaient découvrir.
Pourtant, quelques-uns des hommes de Strangman s’activaient dans un des chalands, déchargeant du matériel lourd de plongée sous la direction d’un noir immense et bossu, vêtu d’un pantalon de coton vert. Caricature géante d’un être humain, il retirait de temps en temps son couvre-œil pour leur hurler une insulte ; ses grognements et ses jurons transperçaient la vapeur de l’air.
— Mais, dites-moi, docteur, insista Strangman apparemment insatisfait des réponses de Kerans, quand avez-vous finalement l’intention de partir ?
Kerans hésita, se demandant s’il devait inventer une date. Après avoir attendu pendant une heure que Strangman se change, il lui avait présenté leurs salutations et avait essayé de lui expliquer pourquoi ils étaient encore ici. Pourtant, Strangman semblait incapable de prendre son explication au sérieux, passant brusquement de l’amusement provoqué par leur naïveté à la suspicion la plus intense. Kerans l’observait avec soin, attentif à éviter le moindre faux mouvement. Quelle que soit sa véritable identité, Strangman n’était pas un flibustier ordinaire. Une curieuse atmosphère de menace imprégnait le navire-magasin, son équipage et son maître. Strangman en particulier, avec son visage au sourire pâle, ses rides cruelles qui se creusaient lorsqu’il grimaçait, troublait Kerans.
— Nous n’avons pas véritablement envisagé cette possibilité, dit Kerans. Je pense que nous avons l’intention de rester ici indéfiniment. Nous disposons d’un certain stock de ravitaillement.
— Mais mon cher monsieur, fit observer Strangman, la température dépassera bientôt quatre-vingt-dix degrés ! C’est toute la planète qui est en train de revenir rapidement à la période mésozoïque.