— Précisément, coupa le docteur Bodkin en s’arrachant pour un moment à son introspection, et pour autant que nous soyons une partie de la planète, un élément de l’ensemble, nous y retournons également. Ceci est notre zone de transit, c’est là que nous devons réassimiler nos propres antécédents biologiques. C’est pour cela que nous avons choisi de demeurer ici ; il n’y a pas de raison secrète, Strangman.
— Bien entendu, docteur ! Je suis convaincu de votre sincérité.
Des sautes d’humeur paraissaient aller et venir sur le visage de Strangman, le faisant paraître successivement en colère, amical, ennuyé ou absent. Il écouta le bruit d’une pompe de ventilation sur le chaland, puis demanda :
— Docteur Bodkin, avez-vous vécu à Londres dans votre enfance ? Vous devez être en mesure de retrouver de nombreux souvenirs sentimentaux, des grands hôtels ou des musées… Ou alors, n’en avez-vous gardé que des souvenirs datant de votre période pré-utérine ? ajouta-t-il.
Kerans leva les yeux, surpris de la facilité avec laquelle Strangman avait assimilé le jargon de Bodkin. Il remarqua que Strangman ne se contentait pas d’observer Bodkin avec perspicacité, mais qu’il attendait également une réaction venant de lui ou de Béatrice.
Mais Bodkin eut un mouvement vague.
— Non, j’ai peur de ne me souvenir de rien. Le passé immédiat ne présente pas d’intérêt à mes yeux.
— C’est dommage, répliqua malicieusement Strangman. L’ennui avec vous autres, c’est que vous êtes ici depuis trente millions d’années ; votre point de vue en est entièrement faussé. Vous ne discernez pas la plus grande part de la beauté transitoire de la vie. Je suis fasciné par le passé immédiat ; les trésors de la période triasique supportent difficilement la comparaison avec ceux des dernières années du deuxième millénaire.
Il s’appuya sur un coude et sourit à Béatrice qui avait discrètement posé ses mains sur ses genoux nus, comme une souris observant un chat particulièrement attirant.
— Et vous, miss Dahl ? Vous paraissez un peu mélancolique. Un peu de cafard pour une époque révolue, peut-être ? Des regrets devant le chronoclasme ?
Il gloussa, amusé par cette sortie ; Béatrice répondit doucement :
— Nous sommes plutôt fatigués, ici, monsieur Strangman. À propos, je n’aime pas vos alligators.
— Ils ne vous feront pas de mal. (Strangman s’adossa et embrassa le trio du regard.) Tout ceci est très bizarre.
Il lança un ordre bref par-dessus son épaule en direction du steward et fronça les sourcils pour lui-même. Kerans réalisa alors que la peau de son visage et de ses mains était étrangement blanche, sans la moindre trace de pigmentation. Le teint fortement tanné de Kerans, comme celui de Béatrice et du docteur Bodkin, le rendait pratiquement identique au reste de l’équipage noir, et les distinctions subtiles entre mulâtres et quarterons avaient disparu. Strangman, seul, conservait sa pâleur originale, mise en valeur par le costume blanc qu’il avait choisi.
Le noir au torse nu, coiffé d’une casquette à visière, apparut ; de la sueur coulait en rigoles le long de ses muscles puissants. Bien qu’il mesurât un bon mètre quatre-vingt, la largeur de ses épaules houleuses le faisait paraître trapu et massif. Ses manières étaient déférentes et pleines d’attention, et Kerans se demanda comment Strangman s’y prenait pour maintenir son autorité sur l’équipage, et pourquoi les hommes acceptaient son ton bourru et dur.
Strangman présenta le nègre de manière concise.
— Voici l’Amiral, mon bras droit. Si je ne suis pas là quand vous voudrez me parler, vous pourrez vous adresser à lui. (Il se leva, s’éloigna du dais.) Avant que vous ne partiez, continua-t-il, permettez-moi de vous faire visiter rapidement les trésors de mon bateau.
Le regard étincelant et avide, il offrit son bras à Béatrice qui l’accepta avec réticence.
Le navire-magasin, supposa Kerans, avait dû être autrefois un bateau-tripot, un de ces bouges à vices flottant, ancré à la limite des cinq milles au large de Messine ou de Beyrouth, à moins que ce ne fût à l’abri d’une crique sous des deux plus doux et plus tolérants au sud de l’équateur. Au moment où ils quittèrent le pont, une équipe était en train d’abaisser une ancienne passerelle décorative jusqu’au niveau de l’eau ; ses rampes dorées étaient dissimulées par une rampe de tente blanche décorée de glands en or et de draperies ; l’ensemble grinçait sur ses poulies comme la station supérieure d’un funiculaire. L’intérieur du bateau était décoré dans le même faux style baroque. Le bar, maintenant obscur et inutilisé, à l’extrême bout du pont d’observation, faisait penser au château d’un galion de cérémonie, des cariatides nues et dorées supportant son portique. Des demi-colonnes de faux marbre formaient des petites loggias qui menaient à des salons particuliers et aux salles à manger, pendant que l’escalier central faisait penser à un mauvais décor pour un film consacré à Versailles ; une débauche aérienne d’amours poussiéreux et de chandeliers de cuivre sale se recouvraient de moisissures et de vert-de-gris.
Mais les anciennes tables de roulette et de chemin de fer avaient disparu et le plancher en parquet plein d’éraflures était couvert d’une masse de cageots et de cartons empilés le long des grillages en fil de fer qui couvraient les fenêtres, de telle sorte qu’un faible reflet seulement de la lumière extérieure parvenait à s’infiltrer. Tout était bien emballé et bien fermé ; pourtant, dans un coin, sur une ancienne table de bridge en acajou, Kerans vit une collection de membres et de torses en bronze et en marbre, morceaux de statue attendant d’être triés.
Strangman s’arrêta au pied de l’escalier, arrachant une bande de stuc qui se détachait de l’une des peintures murales.
— Cet endroit s’en va en morceaux, dit-il. C’est très loin du confort du Ritz, docteur. J’admire votre bon sens !
Kerans haussa les épaules.
— C’est devenu une « H.L.M. » !
Il attendit que Strangman ouvrît une porte et ils entrèrent dans le magasin principal, une sombre caverne étouffante emplie de grandes caisses de bois, le plancher couvert de sciure. Ils n’étaient plus maintenant dans la partie réfrigérée du bateau ; l’Amiral et un autre marin les suivaient de très près, dirigeant continuellement vers eux des tuyaux d’où sortait de l’air glacé, branchés à des robinets fixés au mur. Strangman claqua des doigts, et l’Amiral commença rapidement à retirer les emballages de grosse toile bourrés entre les caisses.
Dans la faible lumière, Kerans devina tout au fond de la cale les contours d’un immense retable garni d’arabesques compliquées et de chandeliers en forme de dauphins, dominés par une avancée de style néo-classique, qui aurait pu recouvrir une petite maison. Il y avait un peu plus loin une douzaine de statues, datant toutes de la fin de la Renaissance, contre lesquelles étaient appuyées des piles de lourds cadres dorés. À côté se trouvaient plusieurs retables plus petits, des triptyques, une chaire intacte aux panneaux d’or, trois grandes statues équestres avec des herbes marines encore accrochées dans les crinières des chevaux, plusieurs paires d’immenses portes de cathédrale incrustées d’or et d’argent, et une grande fontaine de marbre à gradins. Les casiers métalliques qui faisaient le tour de la cale étaient encombrés d’un bric-à-brac plus petit : des urnes, des gobelets, des boucliers et des plateaux, des morceaux d’armures décoratives, des encriers d’apparat et d’autres objets du même genre.
Tenant toujours le bras de Béatrice, Strangman faisait de grands gestes, quelques mètres derrière. Kerans l’entendit dire :