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— Chapelle Sixtine… Tombeau des Médicis…

Bodkin murmura :

— Esthétiquement parlant, tout ceci ne représente que des décombres, rassemblés seulement pour l’or qu’ils contiennent. Pourtant, ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Que peut bien chercher cet homme ?

Kerans hocha la tête, observant Strangman dans son costume blanc, Béatrice étant toujours à côté de lui, les jambes nues. Il se rappela soudain la toile de Delvaux, avec ses squelettes en smoking. Le visage d’une blancheur de craie de Strangman faisait penser à un crâne et sa silhouette évoquait un squelette. Sans raison valable il commença à éprouver un dégoût intense pour cet homme, son hostilité étant plus générale que personnelle. Parvenu au bout de la cale, Strangman fit demi-tour et donna l’ordre à l’Amiral d’emballer de nouveau l’exposition.

— Eh bien Kerans, que pensez-vous de tout cela ? Êtes-vous impressionné, docteur ?

Kerans parvint à détourner son regard du visage de Strangman et jeta un coup d’œil vers les reliques pillées.

— On dirait des os, dit-il d’un ton uni.

Dérouté, Strangman secoua la tête.

— Des os ? De quoi diable voulez-vous parler ? Vous êtes fou, Kerans ! Des os, Bon Dieu !

Comme s’il poussait un grognement de martyr, l’Amiral reprit le refrain, prononçant d’abord le mot doucement, pour lui-même, comme s’il examinait un objet étrange ; puis il le répéta de plus en plus rapidement, comme s’il libérait ses nerfs, l’hilarité se déchaînant sur son large visage. L’autre marin se joignit à lui et ils commencèrent à psalmodier ensemble, modulant autour de leur tuyau d’incendie comme des charmeurs de serpents.

— Des os ! Oui, m’sieur, ce sont des os ! Des os, des os, des os… !

Strangman les observa avec colère, les muscles de son visage se serrant et se desserrant comme des menottes. Écœuré par cette manifestation d’impolitesse et de mauvaise humeur, Kerans se détourna pour quitter la cale. Strangman, contrarié, courut derrière lui, poussa Kerans de sa main jusque dans le couloir central.

Cinq minutes plus tard, alors qu’il s’éloignait dans un des chalands, l’Amiral et une demi-douzaine d’autres membres de l’équipage alignés le long du bastingage, continuaient à psalmodier et à danser. Strangman avait retrouvé son calme et se tenait là avec froideur dans son costume blanc, à l’écart des autres, les saluant ironiquement de la main.

9. La piscine de Thanatos

Au cours des deux semaines qui suivirent, alors que l’horizon au sud, devenait de plus en plus sombre, les nuages chargés de pluie approchant, Kerans vit fréquemment Strangman. Habituellement il pilotait son hydroglisseur à grande vitesse sur les lagunes, ayant troqué son élégant costume blanc pour une combinaison et un casque, surveillant le travail des équipes de récupération. Dans chacune des trois lagunes se trouvait un chaland monté par six hommes ; les scaphandriers exploraient méthodiquement les immeubles engloutis. De temps en temps, la routine tranquille de la descente et du pompage était interrompue par le bruit d’un coup de feu : un alligator s’était aventuré trop près d’un plongeur.

À l’hôtel, assis dans la pénombre de son appartement, Kerans était très loin de la lagune, trop heureux de laisser Strangman plonger à la recherche de son butin aussi longtemps qu’il le voudrait. Les rêves empiétaient de plus en plus sur sa vie éveillée ; son esprit conscient se vidait progressivement, se dégageait. La simple tranche du temps dans laquelle Strangman et ses hommes existaient paraissait tellement transparente qu’elle pouvait difficilement prétendre à la réalité. De temps en temps, lorsque Strangman venait le voir, il accédait pendant quelques minutes à cette mince tranche, mais le centre réel de sa conscience était ailleurs.

De façon curieuse, après sa première irritation, Strangman avait conçu pour Kerans une secrète amitié. L’esprit tranquille et angulaire du biologiste constituait une merveilleuse cible pour son humour froid. Il lui arrivait d’imiter subtilement Kerans, saisissant le bras de ce dernier avec conviction au cours d’un de leurs dialogues et déclarant sur un ton plein de piété :

— Vous savez, Kerans, je me demande si, en quittant la mer il y a deux cents millions d’années, nous n’avons pas subi un choc profond, dont nous ne nous sommes jamais relevés…

Une autre fois il envoya deux de ses hommes sur une embarcation dans la lagune ; sur l’un des plus grands bâtiments, sur l’autre rive, ils peignirent en lettres de dix mètres de hauteur :

Zone du temps

Kerans prit cette plaisanterie du bon côté et feignit de l’ignorer lorsque l’insuccès des plongées la rendit plus sérieuse. Sondant le passé, il attendait patiemment l’arrivée de la pluie.

Ce fut après la séance de plongée organisée par Strangman que Kerans réalisa pour la première fois la véritable nature de la crainte que lui inspirait cet homme.

Officiellement, la séance avait été organisée par Strangman comme une fonction sociale destinée à réunir les trois exilés. De sa façon laconique et désinvolte, Strangman avait commencé le siège de Béatrice, cultivant délibérément l’amitié de Kerans comme un moyen de s’assurer un accès facile à l’appartement de la jeune femme. Lorsqu’il découvrit que les membres du trio se voyaient rarement l’un l’autre, il décida d’utiliser une tactique différente, appâtant Kerans et Bodkin avec la perspective de sa cuisine bien garnie et de sa cave. Béatrice pourtant, refusait toujours ces invitations à dîner ou à prendre le petit déjeuner à minuit – Strangman et son entourage d’alligators et de mulâtres à un œil lui faisaient toujours peur – et les festivités étaient invariablement annulées.

Mais la vraie raison de ce « gala de plongée » était beaucoup plus pratique. Strangman avait remarqué depuis quelque temps que Bodkin godillait autour des criques de l’ancien quartier de l’université, et il s’était souvent amusé, en constatant que le vieil homme se faisait remorquer sur les canaux étroits par un des chalands à œil de dragon que pilotait l’Amiral ou le grand César, et camouflé avec des frondes de fougères, comme une vieille flotte de carnaval ; attribuant aux autres les mêmes pensées qu’à lui-même, il s’était convaincu que Bodkin était à la recherche d’un trésor caché depuis longtemps. Ses soupçons se fixèrent finalement sur le planétarium submergé, le seul bâtiment englouti dont l’accès demeurât facile. Strangman posta une garde permanente sur le petit lac qui contenait le planétarium, à quelque deux cents mètres au sud de la lagune centrale ; mais lorsqu’à la fin d’une nuit Bodkin n’avait pas fait son apparition avec ses palmes et son appareil respiratoire, Strangman avait perdu patience et décidé de prendre les devants.

— Nous viendrons vous chercher à sept heures demain matin, avait-il dit à Kerans. Cocktails au champagne, buffet froid, et nous finirons par découvrir ce que le vieux Bodkin a caché là-dessous.

— Je peux vous le dire, Strangman. Ce sont ses souvenirs perdus. Il n’y a pas de plus grand trésor au monde pour lui.

Mais Strangman avait laissé échappé un éclat de rire, sceptique, et le moteur de son hydroglisseur n’avait pas tardé à gronder, abandonnant un Kerans sans espoir sur la jetée en montagnes russes.

Comme convenu l’Amiral était venu le chercher à sept heures le lendemain matin. Ils passèrent prendre Béatrice et le docteur Bodkin avant de se rendre au navire-magasin où Strangman terminait les préparatifs de plongée. On avait mis dans un deuxième chaland le matériel – des appareils respiratoires et scaphandres – des pompes et un téléphone. Une cage de plongée était suspendue à un bossoir, mais Strangman les assura que le lac ne contenait ni iguanes ni alligators et qu’ils n’auraient pas besoin de rester à l’intérieur de la cage lorsqu’ils seraient sous l’eau.