Kerans était sceptique mais pour une fois Strangman avait dit vrai. Le lac avait été complètement nettoyé. On avait immergé de lourdes grilles d’acier aux entrées submergées et des gardes armés de harpons et de fusils de chasse se tenaient à califourchon sur les pannes de barrage. Comme il venait d’entrer dans le lac et de s’amarrer le long d’un balcon à l’ombre, au bord de l’eau sur la rive est, la dernière d’une série de grenades fut jetée à l’eau ; les explosions sourdes ridèrent la surface et firent apparaître un flot d’anguilles assommées, de crevettes et de somastéroïdes, qui furent rapidement repoussés sur le côté.
Le bouillonnement d’écume se dispersa puis disparut ; de leurs sièges, au bord du bastingage, ils virent le grand toit en dôme du planétarium couronné de fibres de varech ; comme l’avait dit Bodkin, il évoquait un immense palais de coquillages sorti tout droit d’un conte de fées. L’ouverture circulaire d’un ventilateur au sommet du dôme était recouverte par un écran de métal repliable et un essai avait été fait pour en soulever un des panneaux ; mais au grand regret de Strangman, ils avaient depuis longtemps rouillé dans leur logement. L’entrée principale était au niveau de ce qui avait été la rue, trop loin pour être visible, mais une première reconnaissance avait appris qu’il serait possible d’y entrer sans difficulté.
Le soleil se levait au-dessus de l’eau et Kerans plongea le regard dans les profondeurs d’un vert translucide, telle la chaude gelée nourricière au milieu de laquelle il nageait dans ses rêves. Il se souvint que, en dépit de son ubiquité, il ne s’était pas plongé entièrement dans la mer depuis dix ans et récapitula mentalement les mouvements de la lente brasse qui lui permettait de se déplacer dans l’eau quand il dormait.
Un mètre au-dessous de la surface, un petit python albinos passa en nageant, cherchant son chemin pour sortir du piège. Tout en observant les mouvements de sa tête dure qui faisait des écarts et se précipitait pour échapper au harpon, Kerans éprouva une révulsion momentanée à l’idée de plonger dans l’eau profonde. De l’autre côté du lac, derrière une des grilles d’acier, un grand crocodile d’estuaire se battait avec un groupe de marins qui essayaient de le repousser. Le grand César, ses longues jambes serrées sur le rebord étroit de la vanne de barrage, donnait des coups de pied sauvages vers l’amphibie qui ruait et cherchait à arracher à coups de dents les harpons et les gaffes. Il avait plus de quatre-vingt-dix ans et mesurait bien dix mètres de longueur, deux mètres à peu près de diamètre au niveau de la poitrine. Son ventre d’une blancheur de neige rappela à Kerans le nombre curieusement élevé de serpents et de lézards albinos qu’il avait vus depuis que Strangman était là, comme si l’apparition de ce dernier hors de la jungle les avait attirés. Il y avait même eu quelques iguanes blancs ; l’un d’entre eux était resté sur la jetée le matin précédent, observant Kerans comme un lézard d’albâtre. Celui-ci en avait automatiquement conclu que l’animal était venu lui apporter un message de Strangman.
Kerans regarda Strangman qui se tenait, vêtu de son costume blanc, à l’avant du bateau, observant le crocodile qui battait de la queue et ruait contre la grille, faisant presque basculer le nègre géant dans l’eau. Il était évident que les sympathies de Strangman allaient au crocodile, mais pas pour des raisons sportives ni pour le désir sadique de voir un de ses principaux lieutenants, blessé et tué.
Finalement dans une confusion de cris et de jurons on passa un fusil de chasse au grand César qui se redressa et déchargea les deux canons sur l’infortuné crocodile qui était à ses pieds ; avec un grondement de douleur celui-ci recula vers les hauts-fonds, giflant l’eau de sa queue.
Béatrice et Kerans détournèrent le regard, attendant que le coup de grâce soit administré, tandis que Strangman grimpait sur le bastingage devant eux, cherchant à découvrir le meilleur point de vue.
— Quand on les attrape ou qu’ils sont en train de mourir, ils giflent l’eau : c’est un signal d’alarme qu’ils s’envoient les uns aux autres. (Il appuya l’index sur la joue de Béatrice, comme s’il essayait de l’obliger à regarder le spectacle.) N’ayez pas l’air tellement dégoûté, Kerans ! Bon sang, faites preuve de sympathie pour la bête ! Ils existent depuis cent millions d’années, ils sont parmi les plus vieilles créatures de la planète.
Après que l’animal eut été achevé, il demeura encore plein d’enthousiasme près du bastingage, dressé sur la pointe des pieds, comme s’il espérait que le crocodile allait ressusciter et lancer une nouvelle offensive. Ce fut seulement en voyant la tête décapitée brandie au bout d’une gaffe qu’il revint avec un mouvement d’irritation vers les problèmes de la plongée.
Sous la direction de l’Amiral, deux membres de l’équipage firent une première plongée avec les appareils respiratoires. Ils se laissèrent glisser dans l’eau, le long de l’échelle métallique puis le long de la courbe en pente du dôme. Ils examinèrent l’orifice de ventilation et s’appuyèrent aux nervures semi-circulaires de l’édifice, pénétrant à l’intérieur du dôme par les fissures de la surface. Après qu’ils furent revenus, un troisième marin descendit avec un scaphandre et des câbles. Il marcha lentement et lourdement sur le sol trouble de la rue en dessous d’eux, la faible lumière se reflétant sur son casque et ses épaules. Tandis que les câbles se déroulaient, il entra par la porte principale et disparut à leurs yeux, communiquant par téléphone avec l’Amiral qui répétait ses commentaires pour que tout le monde puisse les entendre d’une voix de baryton riche et chaude.
— Je passe devant la caisse… Je suis maintenant dans la grande salle… Jomo dit que les sièges sont toujours dans l’église, Capitaine, mais que l’autel a disparu.
Tout le monde était penché sur la rambarde, attendant que Jomo réapparaisse, mais Strangman se laissa tomber dans son fauteuil avec un mouvement d’humeur, le visage caché dans une main.
— Une église ! s’exclama-t-il en reniflant de dérision. Bon Dieu ! Faites descendre quelqu’un d’autre. Jomo n’est qu’un sombre imbécile.
— Bien, Capitaine.
D’autres plongeurs descendirent et le steward apporta les premiers cocktails au champagne. Kerans qui avait l’intention de plonger ne fit que tremper ses lèvres dans la mousse.
Béatrice lui effleura l’épaule ; ses traits étaient tendus.
— Tu vas descendre, Robert ?
Kerans sourit.
— Seulement jusqu’au rez-de-chaussée. Ne te fais pas de bile, je mettrai un scaphandre, c’est absolument sans danger.
— Ce n’est pas à cela que je pensais.
Elle leva les yeux vers l’ellipse du soleil, visible au-dessus du toit, qui maintenant s’étirait derrière eux. La lumière vert olive réfractée par les épaisses frondes de fougères, faisait régner sur le lac un halo jaunâtre, marécageux, qui se traînait sur la surface comme les vapeurs qui sortent d’un chaudron.
Quelques instants plus tôt, l’eau avait paru fraîche et attirante mais elle était devenue un monde fermé ; la barrière de ta surface formait un mur entre deux mondes différents. La cage de plongée fut mise en place et descendue dans l’eau ; ses barreaux rouges étaient rouillés et miroitaient de telle façon que l’ensemble était complètement déformé. Même les hommes qui nageaient au-dessous de la surface étaient transformés par l’eau ; leur corps, tandis qu’ils faisaient des écarts et tournaient sur eux-mêmes, faisaient penser à des chimères brillantes, comme les pulsations explosives de l’idéation dans la jungle des cellules nerveuses.