Loin au-dessous d’eux, le grand dôme du planétarium apparaissait dans la lumière jaune, évoquant pour Kerans un véhicule cosmique spatial qui se serait posé sur la Terre, des millions d’années plus tôt, et qui émergeait seulement maintenant de la mer. Il se pencha derrière Béatrice et dit à Bodkin :
— Alan, Strangman cherche le trésor que vous avez caché là-dessous.
Bodkin eut un sourire furtif.
— J’espère qu’il le trouvera, dit-il avec douceur. C’est toute la rançon de l’Inconscience qui l’attend s’il le désire.
Strangman était à l’avant du bateau, interrogeant un des plongeurs qui venait de remonter et que l’on aidait maintenant à retirer son scaphandre, l’eau dégoulinant sur le pont, de son costume de cuivre. Tandis qu’il aboyait ses questions, il s’aperçut que Bodkin et Kerans s’adressaient l’un à l’autre en murmurant. Les sourcils froncés, il fonça sur le pont vers l’endroit où ils étaient assis, les observant d’un air soupçonneux entre ses paupières à demi fermées ; il se glissa derrière eux comme un gardien qui guetterait un trio de prisonniers susceptible de lui créer des difficultés.
Les saluant avec son verre de champagne, Kerans déclara en matière de plaisanterie :
— J’étais en train de demander au docteur Bodkin où il avait caché son trésor, Strangman.
Strangman s’arrêta, le regarda froidement tandis que Béatrice, mal à l’aise, éclatait de rire en se cachant le visage derrière le grand col de sa chemise de plage. Il posa la main sur le dossier de la chaise en osier de Kerans, le visage évoquant un silex blanc.
— Ne vous en faites pas Kerans, cracha-t-il doucement. Je sais où il est, et je n’ai pas besoin de vous pour le découvrir. (Il se tourna vers Bodkin.) N’est-ce pas docteur ?
Une main sur l’oreille, comme pour la mettre à l’abri de la voix coupante, Bodkin murmura :
— Je crois en effet que vous le savez, Strangman. (D repoussa son siège vers l’ombre qui s’amenuisait.) Quand commence le gala ?
— Le gala ? (Strangman le regarda avec hésitation, apparemment oublieux de ce qu’il avait lui-même utilisé le terme pour la première fois.) Nous n’avons pas de jolies filles en maillot de bain, docteur, et ceci n’est pas une piscine. Oh ! Attendez une minute ; je ne voudrais pas manquer de galanterie et oublier la ravissante Miss Dahl. (Il s’inclina devant elle avec un sourire onctueux.) Venez ma chère, je vais faire de vous, la reine de ce ballet nautique, avec une escorte de cinquante divins crocodiles.
Béatrice détourna les yeux de son regard brillant.
— Non merci, Strangman. J’ai peur de la mer.
— Mais c’est indispensable ! Kerans et le docteur Bodkin comptent sur vous ; moi aussi. Vous allez être Vénus descendant dans la mer, et votre retour vous rendra deux fois plus belle.
Il se pencha pour prendre sa main et Béatrice se détourna de lui, fronçant, devant son rictus merveilleux, les sourcils avec répugnance. Kerans se tourna sur son siège et saisit le bras de la jeune fille.
— Je ne crois pas que ce soit le jour de Béatrice, Strangman. Nous nageons seulement le soir à la pleine lune. C’est une simple question d’humeur, vous savez.
Il sourit à Strangman et celui-ci resserra sa prise sur Béatrice, son visage semblable à celui d’un vampire blanc, comme s’il était exaspéré au-delà de toute mesure.
Kerans se leva.
— Écoutez, Strangman, je vais prendre sa place. D’accord ? J’aimerais descendre et jeter un coup d’œil sur le planétarium. (Il repoussa l’étreinte de Béatrice.) Ne t’en fais pas, Strangman et l’Amiral prendront soin de moi.
— Bien entendu, Kerans.
La bonne humeur de Strangman était revenue, il manifesta instantanément un désir évident de plaire ; un éclat dans son regard laissait seul deviner le plaisir qu’il éprouvait à l’idée de tenir Kerans à sa merci.
— Nous allons vous donner le grand scaphandre, poursuivit-il, vous pourrez ainsi nous parler grâce au microphone. Détendez-vous, Miss Dahl ! Il n’y a pas de danger. Amiral ! Le scaphandre pour le docteur Kerans ! Allons, pressons !
Kerans échangea un rapide regard d’avertissement avec Bodkin, détourna les yeux lorsqu’il vit la surprise que manifestait ce dernier devant la vivacité avec laquelle il s’était porté volontaire. Il se sentait la tête curieusement légère, bien qu’il eût à peine touché à son cocktail.
— Ne restez pas trop longtemps en bas, Robert, lui cria Bodkin. La température de l’eau doit être élevée, au moins 35°, vous serez vite affaibli.
Kerans approuva et suivit Strangman qui se dirigeait à grands pas vers le pont arrière. Deux hommes soutenaient le scaphandre et le casque, tandis que l’Amiral, le grand César et les marins appuyés à la pompe le regardaient approcher avec un intérêt détaché.
— Essayez d’entrer dans la grande salle, lui dit Strangman. Un de mes hommes a réussi à découvrir une fente dans la porte d’entrée, mais le cadre est sérieusement rouillé.
Il examina Kerans d’un regard critique tandis qu’il attendait que le casque soit fixé sur sa tête. Prévu pour être utilisé à une profondeur maximum de dix mètres, il était entièrement fait de plexiglas, renforcé par deux nervures latérales et permettait une visibilité maximum.
— Cela vous va bien, Kerans, vous avez l’air d’un homme de l’espace intérieur. (La caricature d’un rire tordit son visage.) Mais n’essayez pas d’atteindre l’Inconscient, Kerans ; n’oubliez pas que ce scaphandre n’est pas prévu pour descendre aussi profondément !
Se dirigeant vers le bastingage d’un pas alourdi par ses semelles de plomb, tandis que les marins dévidaient derrière lui des tuyauteries, Kerans s’arrêta pour adresser un geste pesant de la main à Béatrice et au docteur Bodkin, puis il s’agrippa à l’échelle étroite et descendit doucement dans l’eau étale et verte. Il était un peu plus de huit heures et le soleil frappait directement l’enveloppe gluante de vinyle dans laquelle il était enfermé, collant contre sa poitrine et ses jambes ; il se réjouissait à l’idée de rafraîchir sa peau brûlante. La surface du lac était maintenant complètement opaque. Un fouillis de feuilles et d’herbes flottait doucement autour de lui, crevé de temps en temps par le bouillonnement d’une poche d’air s’échappant de l’intérieur du dôme.
À sa droite, il pouvait voir Bodkin et Béatrice, le menton appuyé à la lisse, l’observant, pleins d’attention. Juste au-dessus, sur le toit du chaland, se tenait la haute silhouette émaciée de Strangman, les pans de sa veste repoussés, poings sur les hanches, sa chevelure d’une blancheur crayeuse agitée par la brise légère. Il murmurait silencieusement pour lui-même ; mais au moment où les pieds de Kerans atteignirent l’eau, il cria quelque chose que celui-ci entendit confusément dans ses écouteurs. Le sifflement de l’air dans les soupapes d’admission du casque augmenta immédiatement et le fonctionnement du microphone se déclencha.
L’eau était plus chaude qu’il ne s’y était attendu. Au lieu d’un bain frais et vivifiant, il entrait dans une citerne remplie d’une gelée tiède et gluante qui enserrait ses mollets et ses cuisses, tel l’embrassement fétide de quelque gigantesque monstre protozoaire. Il descendit rapidement jusqu’au niveau des épaules, puis retira ses pieds des barreaux et laissa son poids l’entraîner vers le bas dans les profondeurs verdâtres, déplaçant ses mains l’une après l’autre le long de l’armature de l’échelle ; il s’arrêta à la marque des trois mètres cinquante.
Là, l’eau était plus fraîche et il plia ses bras et ses jambes avec plaisir, habituant son regard à la pâle lumière. Quelques poissons tropicaux passèrent en nageant devant lui, leurs corps brillant comme des étoiles d’argent dans le halo bleuâtre qui parvenait de la surface jusqu’à une profondeur d’un mètre cinquante, un toit de lumière réfléchie par des millions de particules de poussière et de pollen. À une quinzaine de mètres de lui se profilait la coque pâle et courbe du planétarium, bien plus large et bien plus mystérieuse qu’elle ne le paraissait vue de la surface, comme Tanière d’une épave engloutie. Le toit, qui avait été d’aluminium poli, était maintenant terne et sans éclat, des mollusques s’accrochant en bancs étroits sur les arches transversales. Plus bas, à l’endroit où la coupole reposait sur le toit carré de l’auditorium, une forêt de fucus géants flottaient avec délicatesse sur leur piédestal, mesurant jusqu’à trois mètres de longueur, merveilleuses apparitions marines qui se balançaient avec ensemble comme des esprits dans un bosquet neptunien sacré.