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L’échelle se terminait à six mètres du fond, mais Kerans était maintenant à peu près en équilibre dans l’eau. Il se laissa descendre jusqu’à ce qu’il tînt l’extrémité de l’échelle entre ses doigts, au-dessus de sa tête ; puis il les relâcha et se laissa glisser jusqu’au fond du lac, la double antenne du tuyau d’arrivée d’air et du câble téléphonique se déroulant dans l’étroit puits de lumière réfléchi par l’eau troublée, jusqu’à la coque d’argent rectangulaire du chaland.

Coupé de tout autre bruit par Peau, le vacarme de la pompe à air et la résonance rythmée de sa propre respiration sonnaient à ses oreilles, augmentant de volume au fur et à mesure que la pression de l’air s’élevait. Les sons semblaient tonner dans l’eau, tombant avec un bruit sourd comme l’immense pulsation de la marée qu’il avait entendue dans ses rêves.

Une voix s’éleva dans les écouteurs.

— Kerans ? Ici Strangman. Comment est notre chère mère à tous ?

— Je me sens chez moi. J’ai presque atteint le fond, maintenant. La cage de plongée est devant l’entrée.

Il enfonça jusqu’aux genoux dans la vase qui recouvrait la rue et s’appuya contre un lampadaire recouvert de coquillages. D’une démarche lunaire, détendue et gracieuse, il avança lentement par bonds dans la vase profonde qui se soulevait en nuages sous chacun de ses pas. À sa droite se trouvaient les murs des maisons alignées le long du trottoir ; le limon formait des dunes aux contours adoucis jusqu’aux fenêtres du premier étage. Dans les intervalles qui séparaient les immeubles, les talus atteignaient dix mètres de hauteur et les grilles de fermeture disparaissaient à l’intérieur comme d’immenses herses. La plupart des fenêtres étaient obstruées par des débris, fragments de meubles ou de bureaux métalliques, morceaux de planches amalgamés, avec les fucus et les céphalopodes.

La cage de plongée se balançait doucement au bout de son câble à un mètre cinquante au-dessus du niveau de la rue, un paquet de scies à métaux et de clés à molette jetées pêle-mêle sur le plancher. Kerans approcha de la porte d’entrée du planétarium, halant les câbles derrière lui, soulevé de temps en temps sur ses pieds lorsqu’ils étaient trop tendus.

Comme un immense temple sous-marin, la masse blanche du planétarium se dressait devant lui, éclairée par la vive lumière de la surface. Les plaques d’acier qui fermaient l’entrée avaient été démontées par les premiers plongeurs ; les portes en demi-cercle qui débouchaient sur le foyer étaient ouvertes. Kerans alluma la lampe de son casque et franchit l’entrée. Il regarda attentivement derrière les piliers et dans les recoins, puis monta l’escalier qui menait au balcon. Les balustrades de métal et les panneaux décoratifs chromés avaient rouillé, et l’intérieur du planétarium, rendu inaccessible par les plaques d’acier à la faune et à la flore qui vivaient dans les lagunes semblait absolument intact, aussi propre et peu terni que le jour où les dernières digues avaient lâché.

Après avoir dépassé le guichet de distribution des tickets, il s’avança lentement le long du balcon et s’arrêta près de la balustrade pour lire les inscriptions qui figuraient au-dessus des portes des vestiaires, leurs lettres lumineuses reflétant la lumière. Un couloir circulaire faisait le tour de l’auditorium, sa lampe projetant un pâle cône de lumière dans la noire profondeur de l’eau. Dans le vain espoir que les digues seraient réparées, la direction du planétarium avait fait fixer une seconde rangée de plaques métalliques autour de l’auditorium, mises en place par des croisillons cadenassés qui avaient maintenant rouillé et étaient devenus des cloisons inamovibles.

Le panneau supérieur droit de la seconde cloison avait été forcé vers l’arrière de façon que l’on puisse jeter un coup d’œil dans l’auditorium. Trop fatigué par la pression de l’eau sur sa poitrine et son ventre, Kerans se contenta d’un regard, grâce aux quelques rais de lumière qui filtraient par les fentes du dôme.

Alors qu’il revenait sur ses pas pour aller prendre une scie à métaux dans la cage de plongée, il remarqua une petite porte en haut de quelques marches derrière le guichet des tickets ; il pensa qu’elle menait au-dessus de l’auditorium, soit à la cabine de projection de cinéma, soit au bureau de la direction. Il s’agrippa à la rampe, les semelles métalliques de ses lourdes bottes glissant sur le mince tapis. La porte était fermée, mais il s’y appuya des épaules et les gonds cédèrent facilement ; la porte tomba gracieusement sur le plancher comme une feuille de papier.

S’étant arrêté pour libérer les câbles, Kerans écouta le bruit de la pompe qui retentissait à ses oreilles. Le rythme avait changé de façon notable, et il comprit que ce n’étaient plus les mêmes marins qui faisaient fonctionner la machine. Ils travaillaient lentement, n’ayant probablement pas l’habitude de pomper l’air à sa pression maximum. Pour quelque obscure raison, Kerans ressentit une légère impression de danger. Bien qu’il soit conscient de la méchanceté de Strangman et de l’impossibilité de prévoir ses réactions, il ne pensait pas que celui-ci essaierait de le tuer par un moyen aussi brutal que de supprimer l’arrivée d’air. Béatrice et Bodkin étaient tous les deux présents, et, bien que Riggs et ses hommes fussent à des milliers de kilomètres de là, il demeurait toujours possible qu’une unité spécialisée du gouvernement fasse une visite éclair aux lagunes. À moins qu’il ne tuât Béatrice et Bodkin en même temps, ce qui semblait improbable pour un certain nombre de raisons – il les suspectait manifestement d’en savoir plus au sujet de la cité qu’ils ne voulaient bien l’admettre – la mort de Kerans apporterait à Strangman plus de difficultés que d’avantages.

Tandis que l’air sifflait de façon rassurante dans son casque, Kerans avança dans la pièce vide. Quelques rayonnages pendaient sur un mur, un placard se dessinait dans un coin. Soudain, avec un sursaut de crainte, il vit ce qui lui parut être un homme, dans une immense combinaison spatiale gonflée, qui lui faisait face à deux ou trois mètres, des bulles blanches s’échappant de sa tête de grenouille, les mains brandies dans une attitude de menace, un pinceau de lumière sortant de son casque.

— Strangman ; hurla-t-il involontairement.

— Kerans ! Que se passe-t-il ? (La voix de Strangman, plus proche que le murmure de sa propre conscience, mit un terme à sa panique.) Kerans, sacré !…

— Désolé Strangman ! (Kerans reprit ses esprits et s’avança doucement vers la silhouette qui s’approchait.) Je viens juste de me voir dans un miroir. Je me trouve dans le bureau du directeur, ou dans la cabine de projection, je ne sais pas exactement. Il y a un escalier privé depuis le balcon, c’est peut-être une entrée vers l’auditorium.

— Bravo ! Regardez si vous trouvez le coffre-fort. Il devrait être derrière le tableau qui est accroché au-dessus du bureau.